À la fin du mois d’octobre 1942, un corps expéditionnaire américain, composé de trente-cinq mille hommes environ embarqués à bord d’une centaine de navires, partit dans le plus grand secret de différents ports de la côte Est des Etats–Unis d’Amérique. Il arriva en vue des côtes marocaines à l’aube du 8 novembre 1942. Son objectif : permettre un débarquement de G.I (soldats de l’armée américaine) par péniches afin de poursuivre la guerre à partir de l’Afrique du Nord, jusqu’à obtenir une capitulation sans condition des puissances de l’Axe (Allemagne, Italie, Japon). Le président Roosevelt assura la population marocaine du respect de ses institutions [Entrevue d’Anfa-14/24 janvier 1943] et l’invita à reprendre la lutte contre les pays de l’Axe pour recouvrer la liberté.
Un contingent de soldats américains arriva à Mazagan-El Jadida le 9 novembre 1942. La cité était calme, aucun coup de feu ne fut tiré.
En fait pour El Jadida il ne s’agit aucunement de débarquement. Cette dernière opération a concerné au Maroc trois points de la côte atlantique : Mehdia, Fédala, et Safi. Devant l’absence d’archives relatant l’arrivée des Américains à Mazagan (comme la ville s’appelait à cette époque) nous avons eu recours à des relations de témoins oculaires, tant marocains qu’étrangers. D’ailleurs, cet épisode local n’est pas très connu comme me l’a confirmé Dr Rosemarie M. Esber, membre de l’Institut américain des études maghrébines et de la Légation américaine de Tanger, qui travaille sur la préservation des souvenirs marocains liés à l’Opération Torch (Courriel, septembre 2022).
Ainsi les Américains, à partir de Safi, arrivèrent à Mazagan, et les jours suivants dans d’autres villes. Car ils ne pouvaient se contenter de rester sur la côte. Pragmatiques et flexibles, les Américains, laissant beaucoup de latitude aux officiers sur le terrain, ont considéré que les autorités françaises, ainsi que la population étaient, dans leur ensemble, circonspects quant à l’attitude à adopter.
La ville de Mazagan garde encore quelques vestiges de cette période : l’ancien campement militaire Sidi-Yahya sur la route dite de Marrakech, remplacé, plus tard, par un Centre de santé, ainsi que l’épave du sous-marin français Méduse endommagé par les Américains et sabordé par son équipage au pied de la falaise Jorf Lasfar. Il serait peut-être opportun pour les passionnés d’histoire et d’archéologie sous-marine de commémorer cette page d’histoire par des conférences et des visites de ces lieux.
Le corps expéditionnaire américain, l’impressionnante Western Task Force embarqua sur une centaine de navires et, pour détourner l’attention de l’ennemi, prit la route de Dakar afin d’éviter les sous-marins allemands des îles des Açores. Le 8 novembre 1942, à l’approche des côtes marocaines, l’ordre de dispersion fut donné à la flotte qui se déploya à Safi, Fédala et Mehdia. L’opération Torch, nom de code donné au débarquement, était lancée.
Le lendemain, les chars lourds débarqués à Safi foncèrent sur les routes vers le nord. Deux pelotons (une centaine d’hommes environ) se dirigèrent vers Mazagan à 146 km. Selon le général Antoine Bethouart (Commandant la division de Casablanca), la défense de la zone de Mazagan ne comportait aucun élément dévoué à l’amiral Darlan (Chef du gouvernement vichyste). D’ailleurs ce général avait désigné des officiers qui devaient aller sur toutes les plages -dont celle de Mazagan- pour donner l’ordre, aux troupes qui y étaient stationnées en permanence, de ne pas tirer sur les Américains. Quittant Safi et arrivant au niveau de la commune d’Ayer (à 4 km de Oualidia) quelques soldats montèrent un petit campement provisoire. Fatima Nejjari (1929-1995), encore jeune, gardait des vaches à Ayer, en l’hiver 1942, quand elle observa des soldats américains, certains au teint noir, qui dressèrent des tentes et y restèrent deux ou trois jours. Ils s’alimentaient à l’aide de boites de conserves et quand ils les jetaient, les enfants des environs les vidaient de leurs restes pour les manger (Témoignage rapporté par son fils Hassan Rahibi, professeur retraité).
Progression par la route côtière
Le convoi de soldats, montés sur des tanks ou transportés sur les camions GMC pourvus de canons et autre matériel militaire, dépassa la lagune de Sidi Moussa et passa devant la ferme de Pierre Pillet, un colon français. Ce dernier les vit progresser sur la route côtière, comme il me le raconta plus tard. Le convoi arriva ensuite du côté du Cap Blanc-Jorf Lasfar où il y avait le restaurant de la famille Tabonne. Puis la colonne emprunta une piste caillouteuse jusqu’à l’ancien aérodrome de Mazagan avant de pénétrer en ville. Un ancien habitant de cette banlieue rurale affirme que les Américains y avaient creusé, après, une sorte de galerie souterraine. Il ne savait pas à quoi elle servait au juste mais, dans son enfance dans les années 1960, il y jouait avec ses copains.
Le convoi défila sur la route de l’aérodrome débouchant sur le quartier du Plateau. Au croisement de l’avenue Franchet d’Espèrey (av. Jamila Bouhired) et l’avenue Richard d’Ivry (av. Hassan II), des soldats réglaient la circulation des véhicules militaires qui se dirigeaient vers le camp militaire français Réquiston. Jean Amiel, né en 1936, avait sept ans quand ces soldats s’étaient arrêtés devant leur maison. Il témoigne : « Nous habitions sur le Plateau une maison en face du cimetière musulman et je revois tous ces ballons dans le ciel quand ma mère nous a réveillé pour voir le spectacle du ciel. Je revois aussi les soldats américains réglant la circulation des véhicules militaires au croisement devant la maison. Ma mère leur apportait des boissons chaudes car il faisait très humide ce matin là. Je ressens encore aujourd’hui le soulagement que je percevais chez les adultes de ma famille sans en comprendre à l’époque les raisons ».
Les Jeeps s’arrêtèrent à l’entrée du camp Réquiston, sur l’emplacement actuel de l’école Jean Charcot. L’officier français, ainsi que la dizaine de Tirailleurs sénégalais qui s’y trouvaient, ne leur opposèrent aucune résistance. Louis Dirat, enseignant retraité, dont la maison se trouvait en face du camp, témoigne : « Ce jour-là, j’ai vu plusieurs chars suivis d’une multitude de Jeeps et de GMC portant troupes et matériel. L’un des chars en manœuvrant a fait tomber le mur de notre jardin. Un militaire américain en me voyant me donna un gros carton de livres et de friandises. La veille, trois Hellcats, à l’étoile blanche, avaient survolés la ville, puis s’étaient posés en catastrophe sur le terrain d’aviation. Les pilotes prisonniers nous firent le signe du V » (In Chroniques secrètes sur Mazagan, 2010). Décollés d’un porte-avions, ces chasseurs, faute de carburant, avaient atterri en catastrophe le 6 novembre 1942 sur le petit aérodrome.
Le contingent américain continua son chemin par la descente de l’avenue Richard d’Ivry, pour se diriger vers le centre-ville. Près du cinéma Paris, sur la place Brudo, les Américains procédèrent à la fermeture du bureau de propagande vichyste et détruisirent les documents s’y trouvant, notamment des listes de juifs et l’inventaire de leurs biens. Marcos El-Baz, jeune juif marocain, âgé de 17 ans à l’époque, précise que ce bureau était un petit local utilisé par des civils français pro-Vichy pour relayer les actions du régime de Pétain » (In El Jadida, la revanche des racines, 2021). Ils étaient notamment identifiés par leur insigne de la légion et leur béret incliné.
Défilant ensuite devant la cité portugaise, les chars longèrent l’avenue du commandant Lachèze (avenue Moulay Abdelhafid), jusqu’au château Buisson. De l’autre côté de la ville, un autre groupe emprunta la rue Marcel Chèvre, près de la caserne des Sapeurs-pompiers, et s’installa, dans un terrain vague en face de la plage. C’est dire que l’armée américaine prospecta, ce jour-là, tous les quartiers de la ville pour s’enquérir de la situation. Ils s’étaient même rendus sur le pont d’Azemmour (14 km au nord d’El Jadida) et tirèrent quelques coups de canons.
Mazagan, ville calme
À Mazagan, la situation était calme et le commandant américain put rencontrer le contrôleur civil français dans ses bureaux près du port. La veille du débarquement, les Français avaient installé des Tirailleurs marocains et sénégalais devant le siège du Contrôle civil et sur la place principale. La discussion entre les deux militaires fut un peu longue car l’armée et l’administration locale ne cachaient pas leur attachement au maréchal Pétain. À l’époque, le commandant de la place, Paul Charpentier, officier de carrière, qui dirigeait le camp Réquiston, avait reçu l’ordre « Mazagan, ville fermée » c’est-à-dire en position de se défendre. Mais selon le témoignage de sa fille, Monique Blanchard, le commandant ne pouvait rien faire, avec quelques officiers, une douzaine de chasseurs et quelques hommes du contingent. « Les responsables civils et militaires ne connaissaient pas, dit-elle, les intentions des Américains dont l’objectif premier était de faire sauter le pont d’Azemmour, s’il y avait une quelconque résistance » (In Paroles de Mazaganais, 2007). Des Tirailleurs sénégalais s’étaient positionnés sur le pont d’Azemmour, munis de leurs 3 ou 4 fusils mitrailleurs de type 24-29. Un armement bien dérisoire par rapport à la redoutable force de frappe américaine.
Une autre version est rapportée par René Charpentier. Dans le bulletin trimestriel Le Jdidi (n° 71, mars 2011, p.4), ce dernier, fils du lieutenant Paul Charpentier, raconte que, le 9 novembre 1942, son père, accompagné du commissaire de police, était allé au-delà du phare de Mazagan à la rencontre du général Patton pour lui remettre officiellement les clefs de la ville, lui présenter ses respects et lui rendre les deux aviateurs américains ayant atterri sur le terrain d’aviation. Ceci laisse supposer que Paul Charpentier avait certainement reçu l’ordre du général Bethouart de collaborer avec les Américains.
François Prévôt, né à Mazagan en 1942, cite une anecdote que lui a raconté son père. Ce dernier, capitaine des Haras de la ville, sortit de ses bureaux quand il vit un grand nombre de bateaux américains débarquant une grande quantité de matériel sur la plage. À midi, il ne restait plus rien, tout avait été réembarqué : le commandant de la flottille avait confondu Mazagan avec Mazagran en Algérie. Anecdote non vérifiée à ce jour !
Le jour suivant, le contingent se fixa à la sortie sud de la ville, à l’endroit dit Sidi-Yahya sur l’ancienne route de Marrakech. Ce lieu se trouve sur une colline surplombant la plage. Il y installa un petit campement comprenant des bureaux et quelques logements, tous en préfabriqué.
En mer, du côté de Cap Blanc-Jorf Lasfar quelques pêcheurs s’y trouvant, ce jour-là du 11 novembre 1942, virent un sous-marin aux abois en train de couler. C’était la Meduse qui, s’enfuyant du port de Casablanca le 8 novembre, essuya les tirs des chasseurs américains. Son commandant, le lieutenant de vaisseau Roy, décida de le saborder en l’échouant volontairement contre les falaises. L’équipage fut secouru par Tabonne, restaurateur français à Cap Blanc qui se trouvait sur les lieux au moment du naufrage. Les blessés, restés à bord sans soins depuis l’attaque du 8 novembre, furent évacués vers l’hôpital de Mazagan.
Répercussions économiques et sociales
La nouvelle, de l’arrivée des Américains, se répandit en ville de bouche à oreille. Curieux et intrigués à la fois, les habitants sortirent pour admirer l’armada americana : grands tanks, autochenilles et Jeeps presque silencieuses. Les tanks se suivaient dans un grand fracas, avec les tourelles ouvertes d’où se montraient, debout, de jeunes soldats. Pour la population ce fut une grande joie sauf pour une frange d’obédience vichyste. Certains Italiens, aussi, furent inquiétés car considérés issus d’un pays faisant partie du groupe de l’Axe. Michel Alessi, né en 1939 à Mazagan, précise qu’au moment où les Américains arrivèrent à Mazagan, des Italiens, dont son père Michelino, furent arrêtés et emmenés dans le camp d’El Hajeb. Ce n’est qu’en 1943 qu’il fut relâché.
Quant aux autochtones, ils voyaient d’un œil ébahi ces soldats en kaki passant dans leurs camionnettes Dodge ou circulant à pied, sans armes, distribuant à souhait de luxueux produits : cigarettes Lucky Strike, lames de rasoir, chewing-gums, chocolat aux cacahuètes, café soluble, bonbons mentholés et petites bouteilles de Coca-Cola. La doctoresse Eugénie Delanoë (In Trente années d’activités médicale et sociale au Maroc, 1949) remarqua que les nombreux gamins marocains qui suivaient les militaires américains, commençaient à parler l’anglais avec une prononciation suffisante pour se faire comprendre et pour leur offrir de menus services, toujours bien rétribués. Les échanges entre les Américains et la population locale se faisaient donc au moyen de quelques mots utiles, mais également avec l’aide d’un interprète, Charles Feucher, un militaire français qui avait été affecté à cette tâche. Après le départ des Américains, il enseigna l’anglais au collège mixte de Mazagan pendant plusieurs années.
De leur côté, les juifs ressentirent un certain soulagement à l’arrivée des soldats américains, dont certains, de confession juive allèrent dans les synagogues ainsi que dans les maisons de leurs coreligionnaires. Sété Oiknine, une ancienne élève de l’école israélite, témoigne : « Avec une cousine germaine qui était beaucoup plus âgée que moi nous tricotions des pulls pour les soldats américains ».
Quelques mariages avec des jeunes filles de Mazagan couronnèrent ces rapprochements. L’exemple le plus connu est celui de Estrella Bendellac, Miss Mazagan à l’époque, qui convola en justes noces avec un soldat américain, Eric Pollard, dont le régiment était stationné à Kénitra.
Comme la situation dans la petite localité de Mazagan était tranquille, les Américains avaient l’habitude de faire la fête au restaurant Paris. Abdellah Schoklat, ancien serveur, se souvient que « ces soldats, avaient les poches pleines, payaient généralement en dollars leur commande préférée : steaks avec pommes de terre frites et boissons alcoolisées qu’ils buvaient sans modération. La police militaire américaine veillait au maintien de l’ordre devant le restaurant et faisait entrer, à tour de rôle, un groupe de soldats. Chaque serveur s’occupait de son carré, ainsi, le soir à la fermeture, on comparait les pourboires gagnés par chacun » (In Souvenirs marocains, 2009).
Le jour de l’armistice, le 8 mai 1945, un défilé fut organisé au centre-ville pour manifester le soutien de la population à la France et aux libérateurs. Les autorités civiles et militaires se tenaient sur les marches du théâtre municipal. Les élèves de l’école de l’Alliance israélite, arborant de petits drapeaux américains, y participèrent sous la conduite de leur directeur M. Sion. Mais les conséquences de la guerre ne tardèrent pas à se faire sentir, la situation sociale et économique allait changer. La cherté de la vie et la rareté des denrées éprouvèrent la population locale. Des articles de base comme le sucre, le thé, le savon et les œufs se monnayaient au prix fort au marché noir, tellement les bons de rationnement étaient insuffisants. L’historien Guy Martinet note (In Bulletin d’archéologie et d’anthropologie de Casablanca, octobre 1993) que les importations nécessaires avaient été réduites des trois-quarts et que de nombreux articles faisaient défaut. L’arrêt des communications avec l’Europe avait entraîné le rationnement de vivres et d’objets. Un témoin oculaire, M. Delbart, géomètre français, constate qu’après la Seconde Guerre mondiale, la vie à Mazagan n’y était plus aussi agréable qu’auparavant. Il précise : « Les derniers événements semblent démontrer que les Français y étaient considérés comme indésirables. Il y a déjà longtemps qu’ils seraient rentrés chez eux, mais l’arrivée des Américains avait complètement détruit leurs projets. Car, aussitôt l’arrivée des Américains, la vie était devenue excessivement dure au Maroc. Le pays a été vidé en peu de temps et la mortalité était devenue effrayante en particulier parmi la population indigène » (In Paroles de Mazaganais, 2007).
Dans le même sillage, le poète mazaganais, Jean-Louis Morel, raconte dans son autobiographie Eclats d’enfance à Mazagan (p.148) que même après la fin de la guerre, à Mazagan, les tickets de ravitaillement restèrent en usage pour différents produits. « Les Américains, dit-il, nous faisaient parvenir certaines denrées par l’intermédiaire de divers organismes, mais ces nourritures étaient peu compatibles avec les habitudes alimentaires des Français que nous étions ».
En somme, en termes de stratégie, et comme l’a rappelé le général Antoine Bethouart, le port de Mazagan était considéré comme un des accès sûrs du Maroc. Les Américains n’ont rencontré aucune résistance, aucun obstacle en y arrivant. Seul un petit contingent militaire y resta quelques temps avant de se déployer vers Casablanca.
Jmahrim()yahoo.fr