Professeur émérite, Jamal Khalil se présente comme l’un des grands sociologues marocains qui auront marqué, durant les trois dernières décennies, la recherche en sciences sociales dans notre pays. Considéré comme l’un des pionniers de la sociologie marocaine contemporaine, il a contribué, par ses nombreux travaux de terrain, à redonner aux sciences sociales, aux côtés d’autres universitaires de marque, tels que Hassan Rachik et Mohamed Tozi, leur place et leur rôle fondamental, non seulement comme une discipline à part entière dans l’enseignement supérieur, mais aussi comme un levier important pour le développement du pays en rapport aux politiques publiques. C’est ainsi qu’il a œuvré, avec la réforme de l’Université marocaine au début des années 2000, pour l’ouverture de la filière sociologique au niveau de la faculté d’Aïn Chok en 2014, à l’instar des autres Facultés des lettres et des sciences humaines du Royaume.
Membre fondateur du Centre Marocain des sciences sociales (CM2S), du Master Genre société et Culture et du Master OIS (Organisations et Institutions Sociales), Jamal Khalil est également le fondateur du cycle doctoral en sciences sociales dans la même faculté, en plus de l’Atelier de Recherches théâtrales et musicales et du Forum de la créativité de l’étudiant. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de sociologie théoriques et méthodologiques dont on peut citer : Le questionnaire en questions ; Sociologie, sociologues, Maroc, So What ?; Profil d’enfants déscolarisés et Les précarités au Maroc : concepts et typologie. Durant sa longue carrière de sociologue Jamal Khalil s’est intéressé à différents paradigmes et thématiques sociologiques concernant notamment les inégalités sociales, la santé, le travail, la précarité, la femme ou encore la pauvreté et le handicap.
Un colloque international en son hommage, réunissant une société d’illustres chercheurs, sociologues, universitaires, artistes et écrivains, a été organisé par le Département de sociologie de la Faculté des lettres et sciences humaines Aïn Chok de Casablanca et le LADSIS (Laboratoire de Recherche sur les Différenciations Socio-Anthropologiques et les Identités Sociales), autour des travaux du sociologue, sous le thème : « La pratique de la recherche sociologique au Maroc ». Les différentes communications présentées durant le colloque ont porté sur un ensemble de thématiques théoriques et méthodologiques couvrant les domaines de recherche du chercheur, tels que le monde social et les mouvements associatifs, la santé, ou encore la famille et le genre. Cette rencontre sociologique a été l’occasion pour les intervenants, dont des universitaires, des artistes et des acteurs associatifs, de revisiter l’œuvre du sociologue, de souligner le rôle qu’il a joué durant sa carrière universitaire, en tant qu’enseignant à l’université Hassan II de Casablanca, mais aussi comme chercheur sociologue de terrain dont les travaux s’inscrivent bien dans une sociologie d’enquête. Celle-ci, « ne se pratique pas en chambre, elle a besoin nécessairement de corpus, de données empiriques » (F. de Singly, 2016)
Héritière des travaux des sociologues de la période coloniale, dont Paul Pascon, le fondateur du paradigme ruraliste, est l’une des figures majeures, la sociologie marocaine a, en effet, rencontré nombre d’écueils et d’épreuves durant son histoire moderne. Du coup, elle est restée essentiellement rurale durant les années 60 et 70 du siècle dernier, à l’instar de l’anthropologie, du fait que la tribu a constitué un terrain fertile pour les recherches en sciences sociales qui avaient pour mission, selon Tozy, de contribuer à la modernisation du pays et à la construction de l’Etat Nation. Mais, la sociologie marocaine demeure théorique jusqu’au début des années 80 dans un contexte sociopolitique marquée par la montée de la gauche, où l’accès au terrain comme lieu de connaissance était dangereux, voire impossible (conférence de M. Tozy le 3/4/2018 à Casablanca). Cette période, souligne J. Khalil, se caractérise par une science sociale plus idéologique que purement scientifique à cause de la prédominance de la pensée marxiste. D’autre part, la recherche en matière de sociologie urbaine, dont le champ d’action a été restreint par les choix des politiques publiques, favorisant d’autres champs de connaissance, tels que l’Economie ou la Géographie, est restée inopérante et sporadique. La production des chercheurs en sociologie s’arrêtait souvent à la soutenance de leurs thèses (J. Khalil, 2019).
Dans le domaine littéraire, avec les travaux d’Abdelkébir Khatibi et Fatéma Mernissi, deux grands auteurs de la littérature maghrébine, la sociologie se présente comme un outil pour la critique d’une société marocaine, en grande partie patriarcale, qui peinait encore à se détacher du carcan de l’archaïsme et du dogme. Certains paradigmes et thématiques sociologiques, tels que l’identité linguistique et culturelle, l’émigration, la pauvreté, la religion ou encore la condition de la femme dans les sociétés maghrébines d’alors, constituent la charpente des récits.
Mais la sociologie, science sociale fondamentalement empirique, est encline à s’impliquer dans le vécu social ; elle est un outil d’intervention sur le social. Dès lors, le sociologue participe et s’inscrit dans les débats sociaux et sociétaux contemporains. Outre sa visée cognitive, la sociologie se donne pour mission d’éclairer les décisions politiques, contribuer à la mobilisation des forces sociales dans leurs luttes et revendications, ou encore enrichir la connaissance que les spécialises ont de la société (F. de Singly, 2016). Elle est censée transformer le regard que les individus ont sur le monde. Le sociologue se perçoit, donc, dans cette perspective, comme un acteur social à part entière. Il ne se cantonne pas dans son rôle, certes essentiel, de critique et d’expert social, mais il est censé intervenir dans le social. La vision de Jamal Khalil, au diapason d’une sociologie moderne, une sociologie créative et subversive, pour reprendre ses propres termes, sa perception de la recherche sociologique et sa pratique du métier de sociologue semblent bien s’inscrire dans cette logique.
Par : Hassan Aït Hammou
