Chronique de Mustapha Jmahri : Quand ma mère marcha quatre kilomètres pour accoucher à l’hôpital d’El Jadida

Le 25 avril 1969 reste gravé dans ma mémoire. Adolescent poursuivant mes études au lycée Ibn Khaldoun d’El Jadida, j’avais 16 ans, quand j’ai accompagné ma mère enceinte à trois heures près de son accouchement à la maternité de l’hôpital Mohammed V d’El Jadida. C’était la nuit du 25 avril 1969 et nous habitions à quatre kilomètres de l’hôpital sans moyen de transport et ne parlons pas de téléphone parce qu’il n’existait pas.
Nous demeurions alors sur la route de l’Aviation aujourd’hui disparue. Mes parents tous deux nés sur la place Gallieni presque au centre-ville d’El Jadida (devenue place Abdelkrim El-Khattabi) avaient, après leur mariage, déménagé à Casablanca où ils avaient vécu pendant le Protectorat. En 1960, ils étaient revenus dans la banlieue d’El Jadida où mon père s’occupa d’une sania (petite ferme avec noria) héritée de son père. Toute cette zone de champs agricoles, autour de l’actuel CPR, était inhabitée à l’exception de deux douars : douar Labiassoun (L’aviation) et douar Jmahri qui englobaient peut-être une trentaine de petites maisons.
Les gens devaient se contenter de très peu. C’était de simples prolétaires et de petits agriculteurs. Ne demandant rien à l’État, ils acceptaient leurs modestes conditions de vie comme étant naturelles. Ils sentaient qu’il leur manquait beaucoup de choses par rapport aux gens de la ville ne serait-ce que l’eau courante et l’électricité. Il faut dire aussi que cette ancienne banlieue, aujourd’hui pleine à craquer, ne dépendait pas de la commune d’El Jadida, par ailleurs toute proche, mais du caïdat des Ouled Bouaziz Sud car considérée, à l’époque, faisant partie de la campagne.
J’étais l’aîné de la famille et donc j’avais 16 ans de plus que mon frère Abdelilah, le benjamin, qui allait naître ce jour-là. En ce 25 avril, en pleine nuit, dans notre lointaine banlieue, ma mère se réveilla avec les douleurs de l’accouchement. Mon père se réveilla aussi. On n’avait aucun choix pour regagner la maternité sauf marcher. Mais comment faire avec la nuit et la route de l’Aviation étendue sur des kilomètres et totalement déserte. La solution fut vite trouvée, mon père avait appris la débrouillardise depuis son jeune âge, il frappa à la porte du voisin d’en face, Bouchaïb el-Farji, issu de la tribu de Had ouled Frej, et lui proposa de nous accompagner. Les gens de l’entourage étaient comme une seule famille et s’entraidaient quand il le fallait.
Nous prîmes la route. Devant nous les deux Bouchaïb : mon père et notre voisin. Derrière, ma mère et moi nous les suivions à petit pas.
En cours de route, seuls mon père et le voisin parlaient, ma mère et moi ne disions pas un mot. On écoutait le silence autour de nous. Pour elle, elle pensait à une seule chose : ses contractions et son accouchement et moi je sentais, déjà, que la vie étant un combat, ces rares moments méritaient d’être amplement médités.
Quand les deux hommes tournaient la tête vers elle pour lui demander si ça allait, elle acquiesçait.
Ma mère pressentait déjà ce moment. Le 24 avril, elle avait lavé le linge, rangé après séchage au soleil et mis de côté quelques habits pour le futur bébé. Elle demanda à mon père d’acheter ce qu’il fallait comme légumes, sucre et thé et surtout du charbon. Elle était même passée se recueillir sur la tombe du saint Sidi Bouafi et lui adresser ses suppliques pour faciliter son accouchement. Une seule chose qu’elle n’avait pas pu faire et qu’elle prévoyait pour le lendemain. C’était d’aller au bain public.
On marchait tout doucement, ma mère suivait la cadence mais ne se lamentait pas. Le paysage désert, la nuit glaciale, même pas le bruissement des oiseaux qu’on avait l’habitude d’entendre le jour dans les eucalyptus géants plantés des deux côtés de la route. Il était hors de question de compter sur l’autostop en banlieue car on était au cœur de la nuit et les voitures étaient rares en général. Seuls quelques notables, fonctionnaires et coopérants en possédaient du genre Renault 5 et Simca 1000.


Nous arrivâmes à la première villa du Plateau. Là commençait officiellement la ville d’El Jadida de l’époque. Nous profitions alors de la lumière des lampadaires pour avancer tranquillement, car jusque-là nous marchions dans l’obscurité. Nous avons vu des lumières dans une villa au centre de l’avenue : tard dans la nuit des Français faisaient la fête. Il y avait une voiture stationnée dans le jardin. Mon père aurait souhaité leur demander s’ils pouvaient nous déposer à la maternité mais peut-être que l’idée ne l’a même pas effleuré. Une fois, le quartier des villas dépassé, on emprunta l’actuelle avenue Brahim Roudani puis bifurquant derrière le cimetière sidi Ahmed Nkhal nous descendîmes vers la maternité de l’hôpital. Le vigile laissa ma mère et mon père entrer alors que le voisin et moi restions, un moment, à l’attendre devant le portail. Puis mon père revint avec les affaires de ma mère et nous informa qu’il l’avait confiée aux bons soins des sages femmes.
Le matin vers midi, Menny, une parente à ma mère s’occupa d’elle, elle prit le petit Abdelilah dans ses bras avec soin, héla un taxi et accompagna ma mère jusqu’à notre domicile.
Bouchaïb el-Farji, son épouse et d’autres femmes du voisinage vinrent la féliciter alors que Menny leur préparait du thé et du msemmen (crêpes feuilletées). Notre voisin revint à cette nuit et raconta aux femmes comment ma mère supporta, dans la dignité, les douleurs sans dire un mot et marcha à pied les quatre kilomètres jusqu’à la maternité. Pendant tout le trajet, elle ne se plaignit jamais alors que nous trois avions l’inquiétude dans le corps et l’esprit, craignant, à tout moment, son accouchement avant l’arrivée à l’hôpital.
Plus tard à l’âge adulte, elle me raconta cette anecdote : ce matin-là, après l’accouchement, la sage-femme est venue vers elle et lui demanda si elle descendait de chorfa. Ma mère ne sut pas répondre mais elle souhaitait connaître le but de la question. La sage-femme demanda encore qui étaient ses accompagnateurs à son arrivée à la maternité. Ma mère répondit : « Ce sont mon fils, mon mari et un voisin ». Le visage de la sage-femme s’illumina, comme si enfin elle avait trouvé ce qu’elle cherchait, et raconta à ma mère la raison :
« Cette nuit, après trois accouchements, je me suis apaisée et j’ai fait un rêve. J’ai vu un adolescent, qui tenait, en laisse, une chienne noire avec de longues oreilles et de longues mamelles touchant la terre, venir vers moi et me demander : est-ce que ma mère a accouché ? Je lui ai répondu : oui les choses se sont bien passées, louange à Dieu. Je comprends maintenant que votre fils vous ait accompagnée ».
Je me rappelle toujours ce souvenir du courage de ma mère et cette simplicité de la vie, à l’époque, pour les gens modestes qui traversaient ces moments difficiles avec beaucoup de sérénité. Ils confiaient leurs maux à Dieu. Depuis lors, beaucoup d’eau a coulé sous le pont.
Jmahrim()yahoo.fr

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