Entretien menée par Hind Gaouze
Dans le cadre de son Mémoire de fin d’études préparé en vue de l’obtention du diplôme du master Genre, sociétés et cultures, de la faculté des lettres de Ain Chock, madame Hind Gaouze, enseignante à Casablanca, a présenté une recherche en 82 pages intitulée « Les rituels de passage et les identités de genre dans La Mémoire Tatouée d’Abdelkébir Khatibi », sous l’encadrement de l’universitaire Nadia Kaouass.
Dans la partie grille d’entretien, madame Hind Gaouze a recueilli le point de vue de l’écrivain Mustapha Jmahri sur Khatibi et son œuvre « La Mémoire Tatouée ». Ci-après l’entretien qui s’est déroulé à El Jadida en mai 2024.
1- En tant qu’historien d’El Jadida et ami de la famille, que représente pour-vous Abdelkébir Khatibi ?
- J’ai rencontré Abdelkébir Khatibi pour la première fois à El Jadida dans les années soixante-dix du siècle dernier. C’était un jour d’été et il passait avec un de ses amis devant le cinéma Paris dans le centre-ville. Je l’avais abordé et discuté avec lui brièvement sur mes essais littéraires que j’avais commencé à publier dans les journaux nationaux. Il m’avait alors donné son adresse postale en m’invitant à prolonger cet échange si j’en avais besoin.
Nos rencontres continuèrent de façon épisodique au gré de ses visites à El Jadida ou à Rabat. Dans cette dernière ville, l’occasion me fut offerte de le rencontrer assez souvent, dans son bureau, quand j’avais regagné l’Institut supérieur de journalisme dont le siège (à Madinat al-Irfane) se trouvait tout près de l’Institut universitaire de la recherche scientifique que le défunt dirigeait. Ce fut d’ailleurs Khatibi qui me fit m’intéresser aux recherches sur le local après ma participation à l’atelier sur « L’écriture et la Région », atelier qu’il anima à El Jadida en 1990 en collaboration avec le romancier Claude Ollier au siège de l’association Doukkala.
2- La Mémoire Tatouée est considérée dans la littérature marocaine comme un patrimoine littéraire et historique riche. Selon-vous où se manifeste cette diversité et cette richesse historique ?
-La Mémoire Tatouée (Denoël, 1971) est le travail de base de la pensée de Khatibi. Ce n’est pas seulement son premier livre mais il est pour lui, comme pour les chercheurs, un livre essentiel qui ouvre son projet dédié à la compréhension de l’identité, les signes, les codes de l’humain et les pratiques sociales. Dans ce livre, qui est une autobiographie de l’auteur, les sujets traités sont multiples, car Khatibi y a raconté sa vie, ses voyages, sa famille, sa ville natale, ses liens avec l’Autre ainsi que son point de vue sur divers éléments tels l’écriture, la culture française et la mémoire.
Dans cet ouvrage, il évoque le rite sacré lors de sa naissance qui coïncide à la fois avec le jour de l’Aïd el-Kébir et avec la Deuxième Guerre mondiale. Il relate ses relations avec ses camarades, sa maladie, le trachome, sa visite au marabout guérisseur, le décès de son père et de son petit frère, le mariage de sa mère après quatre mois de veuvage et son départ avec sa tante, sa vraie mère, à Essaouira. Le problème de l’identité reste primordial dans sa pensée car il est né en 1937 au temps du Protectorat sur le Maroc et il a constaté l’hégémonie française sur la vie dans sa ville de naissance, El Jadida, comme au Maroc en général. Sans oublier qu’il a lui-même bénéficié de cette culture française qu’il qualifie de « moderne et laïque ».
3- Parmi les rituels traditionnels cités dans le livre-roman : la circoncision et la cérémonie de mariage. Selon-vous quelle place occupent-ils et quel rôle jouaient-ils dans la société marocaine traditionnelle et coloniale ? et comment étaient-ils célébrés ?
-Les rites de passage évoqués par Khatibi font partie de la culture marocaine ancestrale. Ils ont évolué mais sans perdre leur cachet et leur essence d’antan. Ils ont joué leur rôle dans la cohésion sociale au sein de la société marocaine. Leur célébration se faisait dans le cadre familial en présence du voisinage avec moins de faste qu’aujourd’hui.
4- Croyez-vous que les politiques coloniales ont affecté la pratique et la signification de ces rituels traditionnels ? Si oui, pouvez-vous nous expliquer comment ?
-Les rituels comme pratiqués au temps du Protectorat étaient toujours célébrés et respectés par les Marocains. Car l’administration du Protectorat faisait en sorte de ne pas bousculer les traditions. Elle avait laissé cette dualité au niveau de l’habitat, de l’enseignement et des établissements de santé. Chaque population avait ses propres structures. Cela a été la philosophie de Lyautey et de ce qu’il appelait le respect des institutions et des traditions marocaines. C’est ainsi que les rituels qui faisaient partie des traditions ancestrales n’ont pas changé avec le temps sauf pour certaines spécificités régionales.
5- Actuellement, pensez-vous que ces rituels traditionnels sont célébrés de la même façon qu’autrefois ? Est ce qu’ils continuent toujours de jouer un rôle dans la construction des identités de genre ?
-Aujourd’hui la pratique tout en restant la même, a évolué dans sa présentation avec plus de décors et l’utilisation des moyens numériques de communication et des réseaux sociaux. Ce qui était fêté dans le cadre strict de la famille, en présence de quelques voisins, profite dorénavant d’une certaine publicité. Les rituels comme les autres pratiques sociales sont hérités d’une génération à l’autre à travers le temps, et c’est la femme en général et en premier ordre, qui perpétue ces traditions au niveau de la famille comme on le remarque dans le texte dans les deux célébrations des rituels de circoncision et du mariage. C’est un élément de la mémoire et de l’identité dont parle Abdelkébir Khatibi dans son autobiographie comme en général dans toute son œuvre. C’est pour cette raison qu’ils reproduisent et reproduiront toujours ces identités sociales que ce soit masculine ou féminine car ils font parties des traditions et coutumes enracinées dans les mémoires qui ne changeront jamais.
Hind GAOUZE