Récits de vie de femmes marocaines : tentative d’analyse sociologique

Par : Hassan Aït Hammou

Le présent article propose une lecture sociologique du livre de Mustapha Jmahri « Paroles de femmes »[1], qui donne à voir les trajectoires individuelles d’une vingtaine de femmes à travers leurs récits de vie. Les narratrices ont pour point commun El Jadida, leur ville natale ou d’adoption, où elles ont vécu leur jeunesse et leur scolarité sous le Protectorat. Mais elles partagent aussi l’appartenance à la bourgeoisie mazaganaise[2] émergente durant les trente glorieuses.

A travers les discours des femmes interviewées se dessinent les contours de trajectoires individuelles, au demeurant assez riches, marquées par une sorte de socialisation imprégnée des valeurs de la modernité. En convoquant le concept de la socialisation, en lien avec la mobilité sociale, nous allons tenter une relecture sociologique d’une partie de ces récits de vie.

D’abord, deux remarques préliminaires s’imposent. D’une part, la quasi-totalité des interviewées a été scolarisée et a eu au moins le Bac. D’autre part, le père est soit un grand commerçant, soit il exerce un métier libéral, soit fonctionnaire[3]. Dès lors, on constate que les femmes interrogées ont évolué dans un environnement socio-culturel épanoui. L’éducation qu’elles ont reçue semble avoir favorisé leur émancipation dans un environnement socio-politique ouvert sur les communautés et cultures étrangères présentes en force sous le Protectorat. L’entrée à l’école française, ou à celle des notables[4], facilitée par le capital économique de la famille, d’une part, et par le réseau socioprofessionnel du père, de l’autre, et permettant du coup l’appropriation par les enfants scolarisés d’un capital culturel important, fut déterminant dans leurs trajectoires sociales et professionnelles. On peut souligner, dans ce sens, que si le rôle de la mère dans le choix de ce type d’éducation n’est pas explicitement évoqué dans ces récits, elle semble ne pas s’y opposer. Le rôle du père, en revanche, souvent évoqué dans les discours des enquêtées, reste déterminant dans la mise en place de stratégies consistant par des processus sélectifs, à ″choisir″ les meilleurs établissements scolaires pour leurs enfants. La mise en œuvre de ces stratégies est favorisée par le réseau professionnel du père, et partant de la position sociale de la famille.

Niamat-Allah, fille d’un haut fonctionnaire des Habous sous le Protectorat, représente le prototype de la femme moderne émancipée. Lauréate de la Sorbonne et d’autres universités en Espagne et en Orient, elle sera la première femme marocaine à occuper la fonction de directrice des Musées et d’Archéologie du Maroc, et par la suite, la première femme Déléguée régionale des Affaires Culturelles de Casablanca. Sœur du docteur Abdelkrim El-Khatib, proche du Palais, Niamat-Allah s’imprégnera, dès son jeune âge, de la culture politique et du monde des Arts.

Quant à Leïla Benallal, écrivaine et auteur de plusieurs ouvrages, elle évoque avec fierté son entrée à l’école française et le rôle de sa famille dans ce choix : « Très en avance sur les idées en cours de leur temps, mes parents ambitionnaient une autre voix pour leurs filles. C’est donc à l’école française de la 3ème République qu’ils décidèrent de m’envoyer. Les démarches pour mon inscription ne furent pas particulièrement simples (…). Mais face à la détermination obstinée de mon père, mon inscription à l’école maternelle française fut obtenue comme celle de ma cadette Naïma… ». La famille de Leïla, notamment son père propriétaire du premier magasin d’électroménager à El Jadida, eut donc un rôle décisif dans son éducation et dans sa trajectoire sociale et professionnelle. Ayant reçu, dès son jeune âge, une sorte de socialisation imprégnée de modernité, Leïla se présente comme un exemple de la jeune femme émancipée dans une société marocaine, pourtant, en majorité patriarcale. « Avec mes sœurs et mon frère, raconte-t-elle, nous passions les vacances scolaires d’été à la plage où nous disposions d’une cabine pour nous abriter et remiser nos maillots de bain… ».

Fille d’un grand fellah et exportateur de céréales, Chafika Bencherki grandit dans une famille de sportifs. Evoluant dans un environnement social favorable à l’épanouissement des filles, elle mènera une carrière de joueuse de Tennis professionnelle. Parallèlement à ses études, Chafika suivait des cours de piano et de théâtre ce qui lui a permis de forger une personnalité émancipée. « Cette période d’apprentissage intense, déclare-t-elle, je l’ai vécue dans l’harmonie et la bonne ambiance auprès de parents qui respectaient les traditions certes mais qui avaient un esprit évolué et donc je n’ai senti aucun étouffement dans mon éducation ni dans mon évolution ».

Nous pouvons donc dire, au terme de cette lecture sociologique de ces récits de vie, qu’on est en présence d’une catégorie privilégiée par sa position sociale. Il s’agit donc de femmes issues de milieux sociaux favorisés dont le capital économique et social permet de leur assurer une éducation moderne et un enseignement de qualité. Certaines familles proches du Pouvoir ou impliquées dans les rouages de la politique ont pu développer des stratégies d’action pour assurer une sorte de mobilité ascendante à leurs enfants, ou du moins, essayer de protéger leurs acquis économiques et sociaux. Une constatation s’impose enfin ici : c’est que la scolarisation des jeunes filles dans la société marocaine d’antan, en l’occurrence celle d’après-guerre, du moins dans les milieux sociaux les plus favorisés, fut décisive dans leurs trajectoires sociales et professionnelles. Les récits de vie de femmes jdidies que nous propose Mustapha Jmahri dans son livre en sont une illustration.

Par : Hassan Aït Hammou


[1]Jmahri Mustapha, El Jadida 1949-1969 Paroles de femmes, Les cahiers d’El Jadida, 2016.

[2]Mazagan, nom donnée jadis à El Jadida. Par contre, on peut retenir ici le sens courant du mot bourgeoisie, qui selon Christine Dollo renvoie à un « ensemble d’individus qui n’exercent pas un métier manuel et qui disposent d’une certaine aisance financière » (Dollo, Lambert et Parayre, 2020).

[3]Il faut noter ici que les familles dont il est question dans le livre entretiennent, quasiment toutes, des relations plus au moins développées avec les milieux politiques de la ville (chefs de partis, grands fonctionnaires de l’Administration française, notables marocains) quand elles n’en font pas elles-mêmes

[4] L’école des notables à El Jadida était réservée pendant le Protectorat aux enfants des notables de la ville, alors que l’école française accueillait les enfants des Français mais parfois aussi certains élèves appartenant à l’élite jdidie.

Hassan Ait Hammou

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