L’opinion publique s’est récemment intéressée à l’affaire des étudiants en médecine après les déclarations du ministre de la santé au sujet de leur refus du service sanitaire (médical/civil) obligatoire et les manifestations spectaculaires conduites par ces derniers, qui d’ailleurs n’hésitent pas à user de créativité pour faire entendre leur voix.
De prime abord, le match paraît joué : « Ils ont tort. Il faut bien que quelqu’un soigne nos concitoyens dans les zones enclavées! ». Rien n’est moins simple.
Quiconque connaissant la réalité de notre système de santé et ayant lu l’intégralité du projet de loi sur le service médical obligatoire aurait des doutes quant à la bonne foi qui l’entoure et l’efficacité que l’on en attend.
Le texte prévoit d’obliger tout citoyen ayant un Doctorat en Médecine, un Diplôme de Médecin Spécialiste ou un Diplôme d’Infirmier, à donner deux ans de sa vie à l’exercice dans des zones enclavées. Il en exclut les citoyens ayant la même formation ou les mêmes compétences, mais qui ont été formés dans les instituts privés (récemment accrédités) ou ceux qui retournent de l’étranger pour obtenir l’équivalence de leurs diplômes (Ukraine, Russie, Sénégal, Tunisie, France…). Il prévoit également une « bourse » égale au salaire d’un fonctionnaire exerçant dans les mêmes conditions. Le ministre de la santé a même promis de comptabiliser ces deux années dans l’ancienneté (avec un bonus de 2 ans) et dans la retraite des intéressés. Cette proposition a l’air honnête. On serait tenté de conclure que nos médecins en herbe sont capricieux, paresseux, égoïstes, cupides même et ne souhaitent pas servir la nation, donc des traitres !
Mais… « Il y a quelque chose de pourri dans le Royaume du Danemark ! » Shakespeare
En réalité, nos jeunes médecins seront à l’instar de ceux qui les ont précédés, affectés dans des régions lointaines, mais sans qu’on leur attribue les droits élémentaires qu’ils sont en droit d’attendre d’un Etat qui se respecte et qui respecte ses travailleurs : Pas de sécurité sociale, en attendant la mutuelle pour les indépendants qui a déjà pris près d’un an de retard et qu’on ne semble pas encore apercevoir à l’horizon, pas de droits syndicaux… S’ils perçoivent une « bourse » et non un salaire, comment peut-on leur assurer que l’employeur, soit l’Etat, leur payera ses obligations : retraite, mutuelle… Et seront-ils eux-mêmes rémunérés dans des délais convenables ?(Demandez aux boursiers s’ils reçoivent leur bourse mensuellement).
Auront-ils droit à une fiche de paie comme celle de tous les fonctionnaires et qui affiche : brut, net, allocations, primes et cotisations ?
Je ne le crois pas, et à juste titre puisque j’ai moi-même été considéré comme « boursier » du CHU durant deux ans avant d’être enrôlé par l’Etat, et croyez-moi il n’y a ni mutuelle, ni ancienneté comptabilisée, ni retraite, ni couverture contre les accidents de travail, ni droits syndicaux… Ce qu’on propose aux jeunes médecins c’est de les exploiter. Ce projet de loi est un projet esclavagiste !
Nos jeunes médecins seront dans l’obligation de servir le ministère durant les deux premières années suivant leur graduation. L’Etat ayant bloqué le recrutement pour quelques années au moins, ils seront dans l’obligation ensuite d’aller au privé (salariat médical, puisque les cliniques ont été ouvertes aux capitaux). A quoi servent alors les années d’ancienneté promises par le ministre de la santé ? Et les points de retraite ? Gardera-t-on le même système de formation de nos spécialistes (le résidanat) qui prévoit encore cette année des postes bénévoles (3500 dhs de salaire mensuel sans obligation de servir l’Etat) et des postes contractuels (8761 dhs mensuels à condition de servir l’Etat pour 8 ans après la fin de la formation) ?
Il ne faut pas se voiler les yeux et ne voir qu’un côté du problème : Oui, nos concitoyens doivent être égaux dans tous les coins et recoins du pays. TOUS NOS CONCITOYENS ! Les habitants de l’axe Rabat-Casa et ceux des zones les plus enclavées du pays, les riches et les pauvres, les médecins et tous les autres, les jeunes et les moins jeunes, ceux qui sont formés dans les instituts privés et ceux qui sont formés dans les facultés publiques. Pourquoi ne considérer, comme obligé de contribuer à l’essor du pays, qu’une seule catégorie et non les autres, en l’occurrence, le jeune médecin formé dans les facultés publiques ?
N’est-ce pas là de la discrimination ?
N’est-ce pas là, un acte anticonstitutionnel ?
N’est-ce pas injuste ?
Le Maroc n’appartient-il pas à tous les marocains ?
Son progrès ne devrait-il pas tous nous préoccuper?
« Le travail c’est pour les travailleurs, le travail forcé c’est pour les forçats ! »
Qui a jamais cru une seconde qu’une personne qu’on oblige à travailler dans certaines conditions pourraient donner le meilleur d’elle-même ? L’expérience du service civil a été reconduite dans les débuts 2000 chez les médecins. Nous avons dû l’abandonner en 2006 pour son rendu catastrophique. Obliger des personnes à travailler est contre-productif et coûte très cher à l’Etat, en termes d’effectifs et de ressources financières. Allez dénicher un déserteur convaincu !
Le fait est que nos jeunes médecins – et disons-le sans hésiter : ce que nous produisons de mieux – iront chercher la reconnaissance ailleurs. La médecine n’a d’ailleurs jamais eu de patrie. Elle consacre l’Humain quelque soit son appartenance, ses convictions, sa classe sociale ou ses états d’âme. C’est cela le Serment de Genève (Version actuelle du Serment d’Hippocrate).
Les étudiants nous ont toujours habitués aux luttes pour les valeurs, ils ont été le moteur de presque tous les mouvements sociaux qui ont fait basculer le monde vers plus de démocratie et de liberté. Si nous devons opter pour un modèle où chaque marocain devrait donner de son temps au service de la nation, alors soit.
Je l’applaudirai et ils l’applaudiront, mais les tenir pour seuls responsables de l’effort pour le progrès de la nation au détriment de leurs droits et aspirations est une injustice que notre pays risque de payer cher. Ils l’ont dit à qui veut les entendre : Ils ne refusent pas de travailler dans les zones enclavées, même si chacun de nous sait qu’in fine c’est inefficace dans la mesure où la médecine d’aujourd’hui, celle qui offre le maximum de chance aux individus, nécessite des plateaux techniques et une gestion irréprochable, ce qui est loin d’être le cas dans les plus grands centres du pays. Ils ne refusent pas de travailler, ils refusent l’esclavagisme !
Alors que le ministre de la santé invite sans cesse à la concertation – sans qu’il accepte une seule fois de rencontrer ses administrés, qui ont d’ailleurs fait des demandes dans ce sens, mais restées sans suite-, le projet de loi vient d’être proposé à la discussion pour une durée « maximale de 15 jours » avant sa soumission aux 2 chambres. Cette technique lui avait été reprochée auparavant lors du projet de loi sur l’exercice médical (coquille vide) ou plutôt sur l’ouverture des cliniques aux capitaux. Il avait osé solliciter l’avis du Conseil Economique, Social et Environnemental pour la forme seulement puisqu’il n’a jamais eu le temps de statuer sur la question. Le projet a été voté 48 heures plus tard.
J’en appelle aux consciences vives et aux esprits lucides : Ne soyez pas trompés par le discours populiste de notre chef du gouvernement, de notre ministre de la communication ou de notre ministre de la santé. Méfiez-vous de ceux qui vous vendent du « patriotisme » à tout bout de champs, ceux-là qui qualifient de « traîtres de la nation » tous ceux qui s’opposent à eux, et n’oubliez pas qu’il ne s’agit pas ici d’améliorer le sort de nos concitoyens des contrées lointaines, mais de la privatisation sauvage de notre système de santé. Bientôt nos établissements publics de santé seront exsangues, si certains ne le sont pas déjà !
Enfin, j’invite tous ceux que cette problématique intéresse à entamer le débat sur la question du service civil pour TOUS (modèle suisse), dans les règles de la démocratie et de l’égalité, si cela vous parait être dans l’intérêt du pays que nous laisserons à nos enfants.