Ci-après l’intervention de Mustapha Jmahri (auteur-éditeur des Cahiers d’El Jadida) à la présentation de la traduction en français du roman « Graines de Bled » de Habib Daim-Rabbi traduit par Habiba Zougui. Cette rencontre fut organisée par l’Institut français d’El Jadida le mercredi 18 décembre 2024 dans la grande salle de la Fondation Abdelouahed El Kadiri.
Merci à Fatima Zahra Shaiti pour cette généreuse présentation et à l’Institut Français d’El Jadida pour l’organisation de cette rencontre à l’occasion de la Journée mondiale de la langue arabe.
Merci à vous tous pour votre présence.
Cette rencontre est destinée à présenter la traduction en français du roman en arabe « Graines de Bled » de l’écrivain Habib Daim Rabbi. Mais avant toute chose, je voudrais signaler que cet écrivain, romancier, ancien inspecteur de l’enseignement et docteur es-lettres arabes a, à son actif, plusieurs travaux d’envergure, qui malheureusement n’ont pas eu la chance d’être médiatisé comme il fallait. Je voudrais parler ici de la première anthologie qu’il a publiée et qui rassemble les écrivains, les artistes et les journalistes des Doukkala ou qui y sont originaires. Ce travail remarquable de mémoire est très utile pour les chercheurs. Ensuite, nous avons le premier ouvrage monographique sur la cité de Sidi Bennour, le seul livre d’ailleurs disponible sur cette localité et qui comble un vide certain notamment pour les étudiants, sans oublier un troisième livre passé sous silence aussi consacré à la problématique de l’écriture des noms. J’avais proposé que ce dernier livre soit étudié dans les instituts de journalisme car il insiste sur la bonne écriture des noms pour éviter les déformations malheureuses et multiples colportées qui peuvent nuire à l’auteur et aussi à l’écrivain concerné. Si Habib lui-même n’y a pas échappé lorsque quelqu’un a écrit son nom une fois « Habib Daim Allah ».
S’agissant de « Graines de Bled », thème de cette rencontre, je dois tout d’abord féliciter la traductrice Habiba Zougui pour sa patience, son dévouement et sa maîtrise des deux langues. Elle a su traduire ce roman malgré ses difficultés stylistiques et son utilisation du dialecte marocain notamment dans les dialogues.
En effet, le roman n’est pas facilement adaptable dans la langue de Molière et ce au moins pour deux raisons : ses niveaux langagiers et stylistiques et son mélange d’arabe classique et de dialecte local. Le pari a été pleinement réussi : la traduction a pu restituer l’ambiance et les ombres de l’original.
Dans ce roman « Graines du bled », l’intrigue se déroule dans un lieu désigné sous le nom de Bannouria. Cette localité est décrite comme étant un grand village marocain de l’intérieur. L’un de ces gros villages nés après l’indépendance du pays et qui aspirent à devenir une cité sans jamais y parvenir. Le handicap n’est pas seulement matériel mais surtout d’ordre mental et culturel.
Le personnage principal du roman s’appelle Salem Salloumi, un ancien combattant dans l’armée française en Indochine lors de la Deuxième Guerre mondiale. Ce héros revient au pays blessé dans le corps et dans l’âme. Psychiquement perturbé, il retourne chez lui et comprend à ses dépens que « qui va à la chasse perd sa place ».
Sa place perdue, il ne restera pas longtemps dans sa campagne. Il se marie comme pour faire de sa femme son véritable refuge. Les biens de la famille, héritage des ancêtres, ont été partagés entre ses frères et il s’est contenté des miettes qu’ils ont bien voulu lui laisser. Il a donc émigré avec sa femme à Bannouria, grand centre rural. Son fils devient instituteur et sa fille se marie dans la proche banlieue. La vie dans cet endroit s’écoule monotone, oisive et si déprimante qu’il en est mal à l’aise. Avec l’âge, sa femme est devenue amorphe alors que lui occupe ses journées à de petites tournées dans les parages. Cette sorte de misère morale l’accompagnera jusqu’à son décès.
L’idée principale du roman est de dévoiler les difficultés dues au changement, de ce retour en arrière pour l’individu dans son nouvel environnement. En filigrane, l’auteur dénonce les habitudes sociales archaïques surtout chez les gens issus de l’exode rural qui changent d’endroit sans changer de mentalité. Ces personnes, dans leur quotidien, sont partagés entre les traditions campagnardes simples voire simplistes et les nouvelles habitudes des grands villages où dominent l’hypocrisie, la jalousie, l’appât du gain et la délation. Cette donne essentielle, d’aspect culturel et social, fait et justifie que le roman déborde parfois d’insultes de tous genres. Le dialogue entre les différents personnages est tissé d’un répertoire copieux d’invectives où la violence verbale s’exprime largement.
Le titre en lui-même résume le roman. En décrivant cette micro-société, le romancier souligne qu’il s’agit de graines du bled, autant dire un produit de la culture locale qui peine à évoluer vers la vie en ville. Le romancier raconte la vie de gens qui ne sont ni de vrais ruraux ni de vrais citadins, toujours déchirés entre deux mondes.
Au niveau de la forme, le roman est structuré en vingt et un chapitres, de longueur différente, dont l’un donne son titre au roman. L’écriture en elle-même est d’un style riche et divers bien en harmonie avec l’objet décrit ou raconté. Avec ses hauts et ses bas, ses coups de gueule, ses mots crus et parfois ses notes romantiques, ce style assure une rédaction claire et limpide. Le romancier, par la bouche de son personnage principal, ne mâche pas ses mots et l’on peut s’interroger sur ce langage qui passe inaperçu au quotidien dans la vie courante mais qui, utilisé dans une trame romanesque, perturbe beaucoup le lecteur.
Le romancier a aussi enrichi son vocabulaire de plusieurs mots et expressions en dialecte marocain parlé. Le but parait esthétique et évoque l’ambiance romanesque dans sa relation avec le milieu où évoluent les personnages.
Enfin, il y a lieu de dire que l’écrivain, à travers cet imaginaire, véhicule un message. Pour lui, c’est dommage de ne pas sortir de ce sous-développement intellectuel et moral. D’ailleurs, son roman commence par la phrase « Quel dommage ! » et s’achève par cette même phrase qui exprime également le sentiment du lecteur qui ferme ce livre à regret.