J’ai un peu fréquenté Driss Chraïbi pour pouvoir prétendre en évoquer quelques souvenirs. C’était en 1986-87 lorsqu’il était revenu ici avec sa famille : sa deuxième épouse Sheena et ses trois enfants, pour retrouver El Jadida. Driss Chraïbi, grand romancier francophone, était très connu, à travers ses écrits, pour sa fidélité à cette ville où il est né en 1926 dans une maison de la cité portugaise qui disposait d’un jardin suspendu.
Ce premier retour dans sa ville natale, après 24 ans d’exil volontaire, l’avait émerveillé jusqu’à dire : « Le Maroc est un paradis ». Cette année-là, le directeur de l’antenne de l’Institut français d’El Jadida lui avait organisé une rencontre amicale avec les adhérents. Une douzaine de personnes étaient présentes et il nous avait parlé d’un projet de film documentaire de 45 minutes qu’il allait réaliser pour la chaîne RTM sous le titre « Voix du Maroc ». Le film, en fait, n’a jamais été diffusé. Ce jour-là, je l’ai présenté à l’assistance et j’ai couvert cette rencontre pour le journal al-Alam. L’information est passée aussi dans les pages culturelles du magazine parisien en arabe Al-Youm Assabî (Le 7ème jour) du 28 juillet 1986.
A la fin de cette rencontre, le directeur de l’Institut nous a invités chez lui pour une petite collation. Nous avons alors continué à profiter du savoir et de l’expérience de Chraïbi et il nous a expliqué ce qu’il considérait comme un grand amalgame autour du vocable « littérature marocaine en langue française ». Pour lui, il s’agissait plutôt de « littérature française écrite par des Marocains ».
Le 6 mai 1986, Chraïbi devait récidiver dans ce genre d’entretien avec une deuxième rencontre face au public. Cette fois-ci, la salle de l’Institut français à El Jadida était pleine, mais lui était fatigué et l’avait dit à l’assistance en suggérant que les questions soient plutôt d’ordre amical. Cependant, l’assistance ne l’a pas ménagé et il n’a pas hésité à mettre les points sur les i quand il a avoué qu’il n’aimait pas Rachid Boujedra et qu’il appréciait, par contre, Abdelhak Serhane. Il devait, la même année, animer des rencontres à la Faculté des lettres et au Centre pédagogique régional de la ville.
En septembre 1986, l’éditeur Soden à Mohammedia a réédité le premier recueil de nouvelles de Chraïbi déjà paru en France chez Denoël en 1958. Cet ouvrage, à l’époque, était son seul livre paru au Maroc. Au lieu de son titre original « De tous les horizons », il l’a rebaptisé « D’autres voix », alors qu’aucun changement de taille n’était intervenu dans le contenu de l’ouvrage. Il m’a laissé entendre que c’était par rapport à son éditeur Denoël. En effet, dans l’édition originale, les nouvelles sont reliées par une voix en intertexte, qui ne figure plus dans la réédition. Pour cette dernière, Driss a suivi son schéma d’adaptation pour France Culture datant de 1980-81, où chaque texte dramatique tenait seul. L’autre détail à signaler, c’est que l’édition originale était dédicacée à Pierre Klewansky alors que la réédition fut dédiée à sa fille Kirsten qui était interne au lycée Descartes à Rabat.
Dès la sortie du recueil, il m’avait dédicacé un exemplaire avec cet humour qui lui était si naturel. Assis avec son fils Yassin sur le perron de sa maison dans la rue Delanoë, il m’avait écrit cette phrase : « A mon compatriote Mustapha Jmahri en très sincère hommage de Yassin et de son papa fatigué ». Pour le prénom Yassin, il a laissé le soin à son fils de l’ajouter lui-même au stylo. J’ai aussitôt dévoré le recueil et j’étais le premier à en rendre compte dans le journal marocain Al-Mouharrir. Mon article s’intitulait « Condamnation de l’Occident dans D’autres Voix». Quelques jours plus tard, Chraïbi prit connaissance de mon article, et au cours d’une discussion avec lui, je lui ai proposé de traduire son recueil en arabe. Proposition qu’il a tout de suite appréciée. Mais j’ai ajouté que je ne le ferais que si l’éditeur Soden me donnait son accord préalable. Pour formaliser les choses avec l’éditeur, j’ai rédigé ma proposition par écrit et je l’ai remise à Driss qui l’a fait parvenir à l’éditeur. Mais les choses en sont restées là car l’éditeur n’a pas donné suite quoique Driss n’y ait fait aucune objection.
Cette année 1986 devait marquer son retour éditorial au Maroc car, après ce premier recueil de nouvelles, il a écrit le texte de Aït Imi, le Maroc des hauteurs, (Soden, 1986), L’âne k’hal à l’école ; Le lièvre et la tortue, Contes pour enfants (Soden, 1987), L’Homme du Livre (EDDIF, 1994, réédité chez Denoël en 2011), La Maison Blanche dans Casablanca, fragments d’imaginaire (FENNEC, 1997, réédité dans Casablanca œuvre ouverte 2013), L’âne k’hal invisible ; l’âne k’hal à la télévision, L’âne k’hal maître d’école (Yomad, 2000), Mazagan en remontant le temps (Marsam, 2003), préface de l’ouvrage Secrets du Sud marocain (Marsam, 2006), Une Vie sans concessions, entretiens avec Abdeslam Kadiri (Tarik, 2008). En 1996, la chaîne 2M présenta le portrait de Chraïbi réalisé par Hind Taarji dans le cadre du documentaire « Ecrivains du Maroc ». Après son décès, le Centre culturel arabe à Casablanca a publié Al-Madi Al-Basit, traduction en arabe de Le passé simple par Mohamed El Ammari.
Driss Chraïbi devait retourner en France dès janvier 1988. Une année plus tard, je suis parti pour Rabat préparer un DES en journalisme. Dans nos programmes figurait un cours pratique sur l’acculturation. Ainsi, quand le professeur Zaki Al-Jabir, à l’Institut supérieur de journalisme, nous demanda de préparer chacun une étude sur ce phénomène dans les œuvres des écrivains arabes après leur contact avec l’Occident, j’ai tout de suite pensé au recueil « D’autres voix ». Mon étude s’intitulait « Le phénomène de l’acculturation dans les nouvelles de Chraïbi ». J’essayais de montrer les difficultés d’adaptation à la culture française des personnages, pour la plupart des Africains noirs. L’étude a été publiée par la revue libanaise Dirassat Arabia (Etudes arabes) du mois d’août 1993. Elle fut reprise en 2010 dans un ouvrage collectif, initié par l’Union des écrivains du Maroc et consacré à notre auteur sur le thème « Driss Chraïbi, le pouvoir de l’écriture et la question de l’identité ».
Dix ans après sa dernière visite à El Jadida, il y retourne en 1998 pour la présentation de son nouveau livre Vu, lu et entendu. Une rencontre est organisée à son intention à l’Alliance franco- marocaine. Ce jour-là, il a révélé une chose étonnante dont j’ai parlé dans un article publié dans Libération du lundi 28 décembre 1998. Chraïbi a avoué que, pendant son premier séjour de deux ans à El Jadida, il était resté sans pouvoir écrire un mot. Car « une ville, dira-t-il, c’est comme une femme qu’on photographie, de près c’est flou et donc il faut une certaine distance ». Et alors que Chraïbi était venu pour présenter ses mémoires, il a plutôt essuyé une rafale de questions qui ont concerné Le passé simple. En réponse, il affirma que ce premier ouvrage n’est pas tout à fait autobiographique et que l’œuvre n’était pas bien comprise par les intellectuels. Il s’agissait, précisa-t-il, d’une révolte contre la société de l’époque et contre l’Occident qui enseignait l’humanisme et pratiquait le contraire. Chraïbi n’avait pas hésité à qualifier « d’âneries » certains écrits de professeurs universitaires.
Deux choses ont retenu mon attention chez Chraïbi : sa franchise et sa simplicité. Il avait des réponses spontanées à toutes les questions, sans subterfuges. C’était sa philosophie de la vie. Il était à la fois sérieux et plein d’humour. Il avait dit : « J’ai écrit plusieurs livres et chaque fois j’ai peur, peur au départ et peur à la fin ». Mais son humour débordait toujours ! Il nous a déclaré un jour : « Il ne faut jamais prendre quelqu’un au sérieux, pas même moi ».
J’ai pu revoir, pour la dernière fois, Driss Chraïbi et son épouse, Sheena, à El Jadida en décembre 2006 soit moins de quatre mois de son décès survenu le 1er avril 2007. Il était invité, cette année-là, par l’Association culturelle de la province d’El Jadida et la Faculté des lettres. Il était alors physiquement fatigué et ça se voyait, mais il n’avait perdu aucune miette de son humour débordant. La grande salle de l’Office agricole où se déroula la cérémonie d’hommage était pleine et avide de voir ce grand conteur. Il voyait autour de lui des personnalités de la ville, des officiels et des intellectuels venus lui rendre hommage avec, de surcroît, une foule de photographes et de journalistes et Driss avait dit alors en plaisantant : « Tout ces gens-là avec costumes et cravates doivent être importants, sauf moi ».