Par Bruno Mercier, poète et écrivain suisse
Ce livre, destiné à un lectorat francophone, raconte de manière romancée l’histoire récente du Maroc. A travers une saga familiale, on fait la connaissance parfois intime de personnages attachants de trois générations. Les faits se déroulent avant, pendant et après l’indépendance. L’action se passe essentiellement dans un quartier du centre de Casablanca. On y découvre avec curiosité l’intérieur meublé d’une famille de classe moyenne , mais aussi des habitudes quotidiennes de voisins, de commerces, du café Soleil, d’un club d’échec, des amis. Au gré de l’animation de la rue, principale scène du livre, le lecteur est absorbé par la vie trépidante de la société urbaine marocaine. Ce décor joyeux ne dissimule pas la gravité d’évènements sanglants ni les répressions policières et militaires, qui a trois reprises, 1940, 1965 et 1981, traumatisent chaque individu. On découvre des faits historiques longtemps dissimulés à la population et aux familles de victimes, comme l’existence de la torture dans des prisons sordides, ou celle de fosses communes tenues secrètes pendant toute une génération.
Faisons donc ensemble une brève incursion dans l’histoire récente du Maroc.
L’auteur narre avec précision comment des citoyens choisirent dès le début de 1940, de militer dans les rangs de la résistance. A ce moment-là, le gouvernement français colonial en place au Maroc, proche de Pétain et de Laval, était aux bottes des Nazis. L’objectif des résistants était d’acculer la France à annuler le traité de 1912 et accepter de rendre au Maroc son indépendance. Un manifeste, présenté le 11 janvier 1944, avait provoqué la colère des autorités coloniales qui répondirent sans tarder par l’arrestation le 28 janvier de plusieurs membres signataires, parmi eux le secrétaire général du parti. Des manifestations furent mises sur pied dans plusieurs villes, dont Casablanca et Marrakech, pour riposter à ces arrestations. La mobilisation et la colère étaient générales, d’une grande ampleur et firent tache d’huile. Plusieurs localités avaient rejoint le soulèvement, d’une grande violence par endroits. La répression des autorités de l’occupation ne s’était pas fait attendre, sanglante avec des dizaines de morts. Des centaines de militants furent arrêtés, plusieurs condamnations à mort et des peines allant jusqu’à vingt ans de prison ont été prononcées. Des dizaines d’accusés innocents, arrêtés arbitrairement au cours de rafles aveugles, ont été condamnés à tort à plusieurs années de réclusion.
L’auteur s’interroge si la prison est une école de vie. A travers l’un des héros du livre, il reconnait avec le recul, que la prison a donné plus de choses qu’elle n’en a pris. « Mis à part le temps passé au commissariat, un véritable enfer avec ses interrogatoires et ses séances de tortures interminables, insupportables, mon séjour, une fois condamné, ne fut pas si désagréable. Il était même à plusieurs égards gratifiant. Il m’avait permis de lire des dizaines de livres et de me faire pas mal d’amis, sans oublier les parties d’échecs avec des joueurs souvent érudits. Autant d’occasion pour parfaire mon jeu et mes connaissances. »
La plupart des prisonniers qui eurent la chance d’échapper à la peine capitale lors des arrestations de 1944 furent libérés suite à une amnistie décrétée par le gouvernement français en 1946. Parmi eux figuraient des leaders du parti, connus pour leur position inflexible à propos de l’indépendance et à l’égard de l’autorité d’occupation.
Chaque génération a vécu sa série de répressions. La deuxième eu lieu dans les années soixante.
Le 20 mars 1965, des responsables d’une cellule estudiantine déclenchèrent une grève et une marche pacifique à Casablanca. Ils voulaient protester contre la circulaire de Youssef Belabess, alors ministre de l’éducation nationale, interdisant l’accès des élèves de plus de 17 ans au second cycle des lycées.
« Le lendemain, le mot d’ordre, cette fois, avait été entendu par d’autres partis, qui virent l’occasion de faire entendre leurs revendications et d’exprimer leur mécontentement. Des quartiers connus pour avoir été des bastions de la lutte contre l’occupant durant la colonisation. Mais aussi, à cause de leur forte démographie et leur précarité. La manifestation émanant des partis de gauche n’avait rien de pacifique, tout fût saccagé sur le passage d’une véritable marée humaine déchainée, qui comprenait non seulement des lycéens, mais aussi des milliers d’ouvriers, des chômeurs, des parents d’élèves et même des femmes. Tout fut pris pour cible, biens publics vandalisés, voitures personnelles et autobus brulés, devantures de magasins et agences bancaires détruites. La violence fût tellement aveugle et contagieuse, qu’elle se répandit à travers toute la ville. Certains manifestants prirent la direction de résidences huppées.
Les forces de l’ordre, avec l’armée venue à la rescousse durant la nuit pour les accueillir, avaient pris des positions stratégiques nécessaires en pareilles circonstances. Seulement cette fois c’était avec des balles réelles à coup de mitrailleuses, avec des chars et même un hélicoptère de combat. Le soulèvement ne dura pas plus de deux jours. Ce fut tragique. Réprimé dans un véritable bain de sang, il fit des centaines de morts et de blessés, ainsi qu’autant d’arrestations. La plupart des boulevards se trouvèrent le lendemain jonchés de carcasses de véhicules calcinés. De larges pans de chaussée avaient été dépavés lors des affrontements qui opposèrent manifestants aux forces de l’ordre. Ainsi, le spectacle d’une ville brulée et détruite par endroits se découvrit aux casablancais, comme une grande blessure qui n’avait pas manqué de rappeler à beaucoup d’entre eux d’autres souvenirs, survenus sous l’occupation et qui furent tout aussi violents et dramatiques. »
Toutes les méthodes atroces de la torture n’étaient rien ou juste un doux euphémisme, devant ce qu’on faisait subir maintenant aux étudiants. On mettait le prisonnier sur une chaise ou une table selon le programme du jour. Les jambes et les bras attachés. On lui flanquait un chiffon sur la tête qu’on arrosait de temps en temps d’urine et de matières fécales. On le laissait se débattre ainsi, pour n’intervenir que lorsqu’ils sentaient qu’il était à bout, une fois qu’il se trouvait au bord de l’asphyxie. Parfois, on le suspendait par les poignets à un crochet au plafond, à l’aide d’une structure en bois ou en métal en forme de croix. On le faisait pivoter dans tous les sens, ce qui leur permettait de disposer facilement de tout son corps, surtout des parties intimes. Ils y allaient à coup de décharges électriques, de courroie de voiture et d’autres instruments difficiles à imaginer, utilisés avec dextérité par ces énergumènes es-torture. La fameuse prison centrale de Kenitra joua un rôle clé dans le traitement des étudiants condamnés, des militants catalogués comme dangereux communistes. Après la prison, les étudiants étaient longtemps plongés dans une longue période de chômage. Leur casier judiciaire portait une grosse tache…
La troisième grande répression eu lieu dans les années quatre-vingt. Précisément en juin 1981. C’est donc la troisième génération ! La violence est-elle dans les gênes ? Quelle leçon la police et le Makhzen ont appris des échauffourées précédentes ?
Driss Tahi raconte qu’en juin 1981, les syndicats UMT et CDT appelaient à une grève générale de trois jours suivie par tout le monde. Selon les medias, la paralysie gagnait tous les secteurs d’activité dans le pays. Il y avait plusieurs manifestations un peu partout dans Casablanca, qui pouvaient facilement dégénérer. Des camions verts chargés de militaires passaient dans une file impressionnante et interminable. On entendait des bruits de sirènes, c’était un samedi après-midi plein d’effervescence.
Soudain des coups de feu éclatèrent dans la rue. Cela se passa tellement vite que des fuyards apeurés n’avaient pas ralenti. Des portes s’ouvrirent et des jeunes disparurent. On constata de nombreux blessés et des morts.
Des familles faisaient des recherches dans toutes les morgues, tous les hôpitaux de la ville et même dans les cimetières, sans trouver le moindre indice, la moindre information à propos des corps disparus.
Des bruits couraient sur l’existence probable de fosses communes dans lesquelles on aurait enterré des dizaines de personnes tuées lors des soulèvements de 1965, 1981, 1984… à Casablanca, Tazmamart, Agdez et ailleurs. La rumeur à ce sujet circulait depuis quelques années déjà. Personne n’avait osé en parler à haute voix. Aujourd’hui des témoins oculaires, encouragés par de nouvelles lois sur les droits humains et la création du comité consultatif des droits de l’homme, pour soulager leur conscience, seraient prêts à divulguer ouvertement l’existence et le lieu de ces charniers, si toutefois l’immunité leur serait garantie.
En conclusion, tout l’intérêt de ce livre réside dans le fait qu’il n’a aucune prétention d’être un manuel d’histoire. Il s’adresse au contraire aux jeunes, qu’ils soient descendants de familles marocaines ou de familles de colons français. Ce récit romancé haut en couleurs retrace la vie sociale et culturelle de Casablanca. Il met en lumière quelques aspects sombres de répressions policières et militaires d’une Nation en devenir, d’une démocratie qui se cherche. Les évènements des années 40 sont à replacer dans le contexte de la seconde guerre mondiale. Ceux des années 65 dans celui d’une opposition de gauche à la monarchie autoritaire farouchement anticommuniste d’Hassan II. La plupart des pays africains issus de la colonisation furent tentés par l’expérience communiste après leur indépendance.
Ce livre est une référence et se doit d’être dans la bibliothèque de chaque marocain.
(Éditions Les Infréquentables)
