Au CM2, dans les années soixante, avec mes copains de la banlieue d’El Jadida, nous étions devenus de vrais cinéphiles, des accros du cinéma Dufour. Mais un handicap matériel nous empoisonnait la vie. Il fallait déployer une montagne d’ingéniosités pour dénicher, chaque dimanche, la modique somme de 1,20 DH, soit le prix d’un billet. Un dirham représentait une petite fortune pour un garçon de mon âge et dans ma situation. Mme Dufour avait l’habitude de s’asseoir sur une chaise à l’entrée de la salle. Quand on n’avait pas l’argent suffisant, on attendait le passage du générique puis on se présentait, devant elle, en file indienne, notre bakchich à la main. Parfois la moitié ou le tiers du prix. Elle l’empochait et nous autorisait à entrer.
A la sortie, notre groupe de cinéphiles quittait l’ex-place Brudo où se trouvait le cinéma, s’engageait dans l’Avenue Hassan II, puis les villas du Plateau avant de prendre la route de l’Aviation vers la banlieue. Tout au long du trajet, on parlait encore et toujours du film. Séquence par séquence. Chacun commentait à sa manière et chacun analysait ou riait de la scène qui lui avait plu. On a pu voir des longs métrages célèbres, entre autres : Il était une fois dans l’Ouest, Et pour quelques dollars de plus, Doux oiseaux de jeunesse, Le jour le plus long, Les Douze salopards, Le Vilain américain, L’Affaire Mattei et Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock. Certains acteurs talentueux donnaient du piment aux films et séduisaient les jeunes. Ainsi on a aimé : Les quatre mercenaires d’El Paso avec Gina Lollobrigida, La panthère rose avec Claudia Cardinale, Le passager de la pluie avec Marlène Jobert. Si on aimait Gina Lollobrigida pour sa poitrine généreuse, on se sentait plus proches de Marlène Jobert. Avec ses taches de rousseur, sa mine bon enfant et son air paumé, elle partageait, en quelque sorte, notre vulnérabilité.
D’autres idoles avaient la cote dans notre groupe tels Yul Brynner qui devenait Bnénir, Lee Van Cleef qui nous fascinait avec sa mine de prédateur impitoyable, Louis de Funès, le plus légendaire des comiques, Clint Eastwood aux westerns spaghetti, Farid Chaouki, le monstre de l’écran égyptien, sans oublier Jack Palance, Kirk Douglas, Robert Hossein et Eddie Constantine. L’emblématique acteur américain, James Dean, nous a tenus en haleine avec Géant son troisième long-métrage. Mais c’est surtout La fureur de vivre qui nous a éblouis. Ce film culte racontait les tourments de la jeunesse des classes moyennes américaines durant les années d’après-guerre.
Le cinéma était notre principale distraction car on n’avait pas de télévision à la maison. D’ailleurs la banlieue, à l’époque, ne disposait même pas d’électricité.
Le cinéma nous donna des idées. Et quelles idées !
Juste pour rire, il nous arrivait, à M’barek Bidaki (aujourd’hui retraité) et moi, de passer le temps en imaginant des affichettes de films. Au moyen de stylos et de feuilles de papier détachées de nos vieux cahiers, nous essayions de peaufiner des affichettes rigolotes. Nous prenions pour modèle de vraies affiches publiées dans des magazines récupérés. Les acteurs étaient les pauvres gens de notre entourage. Bouchaib, le charretier, devenait Telly Savalas, notre fqih du msid était le hors-la-loi, notre voisine Aicha reçut le rôle d’Ursula Andress alors qu’elle n’avait vraiment aucune ressemblance avec la star. Le réalisateur ne fut autre que Maâlem Chaoui, notre voisin, peintre en bâtiment de son état. Pour les éléments techniques, en bas de l’affichette, quelques jeux de mots suffisaient : Cinémascope devient Chaouiscope et Chaouicolor remplace Estmancolor.
Un jour, Mehdi, frère de M’barek, emporta ses pièces à conviction à notre fqih du msid et les lui montra. Contre toute attente, le fqih rit comme il ne l’a jamais fait de sa vie. Il n’en revenait pas qu’on l’ait dessiné fuyant sur sa bicyclette comme un bandit de grand chemin.
Quand j’ai regagné la faculté en 1972-1973, j’ai pu développer mes connaissances cinématographiques. C’était l’âge d’or des ciné-clubs qui présentaient notamment des films produits par les pays de l’Est. C’était aussi le cinéma engagé du réalisme politique que préférait ma génération de vingt ans. Des films comme L’Aveu et Z de Costa Gavras, Sacco et Vanzetti de Giuliano Montaldo et Nous sommes tous en liberté provisoire de Damiano Damiani. Ces chefs-d’œuvre nous poussaient à réfléchir sur le sort de l’individu dans une société contrôlée. Etant alors boursier, j’achetais chaque semaine le magazine français Ciné-Revue qui me permettait de suivre l’actualité cinématographique, l’histoire des films, les noms des réalisateurs et la vie mondaine des acteurs.
Puis, l’ère du cinéma a périclité au Maroc. Entre-temps, le magazine Ciné-Revue avait disparu de la circulation. Le cinéma Dufour aussi fut démoli ainsi que l’ensemble des salles de cinéma à El Jadida. L’ère de l’informatique et du numérique a envahi le monde avec force. Ces moyens modernes ont balayé nos anciennes habitudes et créèrent de nouveaux comportements : un certain individualisme et beaucoup de solitude.
J’ai bien aimé lire votre article sur vos souvenirs du cinéma de quartier. Un peu comme Eddy Mitchell dans sa chanson « la dernière séance ».
C’est charmant, nostalgique, et bien écrit (ce qui est agréable).
Ce cinéma classique était un fond de culture commune, qui donnait à réfléchir sur plein de thèmes, et élevait les esprits.
Meilleures salutations.