Chronique de Mustapha Jmahri: Louis Tripard ou les souvenirs d’un colon exproprié.

Louis Tripard (83 ans), marié à Marie-Paule Fauché, une ancienne d’El Jadida, fait partie des anciens agriculteurs-colons qui exploitaient des fermes au Maroc. De père en fils, ils étaient des agriculteurs dans la région d’Ahfir près de Berkane où ils cultivaient principalement des céréales, mais aussi des amandiers et des oliviers, ils avaient aussi un troupeau de bovins. Contrairement à la plupart de leurs voisins, ils n’avaient pas planté de vigne : le père de Louis, Marcel avait constaté qu’au moment de la crise de 1929, les viticulteurs avaient eu de grosses difficultés et il en était resté là. En 1961, lorsque Louis, au retour du service militaire, est venu s’installer sur la ferme de son père, il a commencé des plantations d’agrumes. Ils ont été expropriés en 1973 et la reprise des terres s’est faite en 1974.

Après que Louis Tripard a lu certains de mes livres, nous avons sympathisé et il a tenu à partager son point de vue sur son parcours d’agriculteur au Maroc et ses impressions suite aux deux visites qu’il a effectuées à leur ancienne ferme en 1989 et en 2017.
Témoignage :
« Ma famille a vécu à Ahfir dans la région de Berkane où elle exploitait 800 ha, dont mon grand-père avait commencé à faire l’acquisition en 1911 et ce avant le Protectorat. Aujourd’hui j’ai 83 ans et j’ai l’impression que mes souvenirs du Maroc sont toujours vivaces. J’ai été exproprié en 1973 et la reprise des terres s’est faite en 1974. Je suis retourné au Maroc à deux reprises en 1989 et en 2017, et j’ai réalisé que certaines choses avaient changé depuis.

Le Maroc est un vaste pays et d’une région à l’autre et selon les gérants que l’Etat a placés sur les terres, les résultats ont pu être différents. Je suis du Maroc oriental, d’Ahfir, province de Berkane, la plus belle région du Maroc, même si elle est méconnue ! Berkane faisait autrefois partie de la province d’Oujda.

Les expropriations ont été faites en deux temps : les lots de colonisation en 1963-1966, c’étaient des lots de terrain provenant de terres collectives et qui étaient attribués, souvent, à des anciens combattants français qui avaient plusieurs années pour les payer et s’engageaient à les défricher, à y installer leur habitation et à y faire une certaine surface de plantations ; ensuite les terres « melk », la colonisation privée, en 1973.

Nous étions sur des terres melk. Mon grand-père avait commencé à acheter des terres en 1911. Le Protectorat n’a été signé qu’en 1912 et avant lui les Marocains n’avaient pas le droit de vendre des terres aux étrangers, mais ils pouvaient en vendre aux musulmans d’Algérie qui les revendaient ensuite aux Français ! Il paraît, qu’à l’époque, les Marocains disaient : « Vendons les terres aux Français, ils vont les mettre en valeur comme en Algérie et ensuite on les reprendra ». C’est à peu près ce qui s’est passé, au détail près que nos voisins qui nous avaient vendu des terres ont été déçus car c’est l’Etat qui a repris les terres ! Evidemment la surface réelle ne correspondait pas toujours à la surface vendue, les propriétaires étant souvent multiples, mais tout finissait par s’arranger. Lors du Protectorat, il a été créé la Conservation foncière qui, après enquête et procès éventuels, finissait par délivrer un titre foncier inattaquable. Après l’Indépendance, le gouvernement marocain a conservé cet organisme important.

Mon grand-père, le colonel Louis-Henri Tripard, qui, en faisant une carrière militaire à éclipses, avait été aussi colon et avait acheté des terres. Il avait acquis 800 ha, puis il en avait donné 300 ha à mon père quand celui-ci s’était marié, puis 125 à moi lorsque je me suis installé avec ma femme sur la ferme de mon père qui était déjà bâtie et 125 à ma sœur qui était mariée avec un ancien colon des Angad, près d’Oujda. Ils étaient sur un lot de colonisation et avaient donc été repris vers 1963. Les 250 ha restants ayant été donnés à la sœur de mon père qui vivait en France et les a vendus par petits lots à des Marocains, souvent à des gens qui avaient gagné de l’argent en travaillant en France. C’étaient généralement des gens travailleurs car il faut du courage pour émigrer, comme les Français qui avaient émigré au Maroc au début du Protectorat.

Je me souviens de l’un d’eux qui avait appelé son terrain : « Chedd rouhek », (tiens-toi ferme) ! Nombreux sont ceux qui ont construit de belles maisons dans les villages.

Plus tard, en revenant au Maroc, j’ai toujours été très bien accueilli (thé, café, petits gâteaux, bien que nous arrivions à l’improviste), la première fois par mes anciens ouvriers et la deuxième fois par leurs enfants. Il faut dire que l’on suscite des espoirs : faire un papier pour dire qu’on leur avait donné des terres, ou la maison par exemple, évidemment on ne peut pas faire de fausses déclarations car les inventaires avaient été faits dans les règles au moment de la reprise, ou aider à venir en France, là encore je suis en retraite et je ne peux plus rien faire. Mais, malgré les déceptions que j’ai pu provoquer, l’accueil a toujours été très sympathique. Je pense que le plaisir était réciproque de nous retrouver.

J’ai fait mon premier voyage en 1989 avec ma sœur. Les choses n’avaient guère changé : il y avait toujours la station de pompage pour laquelle j’avais fait installer l’électricité, les 20 ha de plantation d’agrumes que j’avais faits, dont les 10 derniers deux ans avant la reprise, étaient toujours là. Au moment de celle-ci, j’avais dit au Caïd qui présidait la commission de reprise : « Au moment de l’Indépendance, on s’attendait un peu à être nationalisés, mais 17 ans après, alors que je viens de faire des plantations, c’est un peu dur » ; il m’avait répondu : « Vous en avez profité pendant 17 ans, ne vous plaignez pas ! » En fait, même si je n’ai pas vu les fruits de mes arbres, j’avais bien fait de les planter : le Maroc a indemnisé correctement les bêtes et le matériel, mais très peu les terres, cependant par la suite la France nous a indemnisé les terres. Les terres plantées ont été valorisées beaucoup plus que les terres à céréales.

En 2017, je suis retourné au Maroc car ma fille voulait revoir son pays natal, tant que j’étais encore capable de faire le voyage. J’y suis donc retourné avec ma femme, Marie-Paule Fauché qui avait passé toute sa jeunesse à El Jadida (ma première femme était décédée en 1987). Nous avions emmené aussi une nièce qui voulait revoir la ferme de ses parents à Angad. Là nous avons été frappés par les changements survenus. J’ai eu le plaisir de voir que l’eau des barrages de la Moulouya était enfin arrivée jusqu’à mon ancienne ferme. Les enfants de mes anciens ouvriers m’ont fait monter sur la terrasse de la maison de mes parents et j’ai pu voir que tout était maintenant planté ou en cours de plantation en clémentiniers. La clémentine de Berkane est la meilleure ! De même sur l’ancienne ferme de mon grand-père, les plantations s’étalaient à perte de vue. Partout l’irrigation se fait maintenant avec le système moderne du goutte-à-goutte, ce qui permet de grandes économies d’eau. Mais des gens m’ont dit : « De ton temps, avec l’irrigation par séguia, tu occupais plus de main-d’œuvre ! ». Il y avait une grande réserve d’eau, ils utilisaient malgré tout mon ancienne station de pompage car elle leur fournissait une eau moins chère que celle de la Moulouya.

Comme prévu, nous sommes allés aussi à Angad voir l’ancienne ferme de mon beau-frère (décédé ainsi que ma sœur). Les 200 ha de vigne ont été remplacés par des oliviers, irrigués aussi en goutte-à-goutte, évidemment cette culture convient mieux aux Marocains. En plus à Angad, il y a souvent des gelées au printemps et, de son temps, mon beau-frère, lorsqu’il y avait risque de gelée, se levait de nuit pour mettre en route de puissants appareils produisant du brouillard et ainsi protéger ses vignes au lever du soleil car c’est le réchauffement brutal des jeunes pousses qui provoque des dégâts. Lorsque mon beau-frère était revenu quelques années après la nationalisation de son exploitation, le gérant, à l’époque, lui avait dit qu’il n’avait pas envie de se relever de nuit et que de toutes les façons, gel ou pas, cela ne changeait pas grand-chose à son salaire !

Lors de ma visite, j’ai expliqué au gardien qui nous étions et que nous avions envie de voir un peu les bâtiments où ma nièce avait passé sa petite enfance. Il nous a aimablement laissé rentrer dans la cour de la ferme. Nous sommes allés aussi voir le bâtiment de la cave de vinification qu’avait construite mon beau-frère.

Evidemment elle n’a plus d’utilité et était à l’abandon. J’ai essayé d’expliquer au gardien que la toiture en plaques d’amiante-ciment, comme cela se faisait autrefois, qui était complètement délabrée, représentait un danger pour sa santé, mais mon arabe est approximatif et je ne pense pas que cela l’ait inquiété !

C’étaient quelques souvenirs…hadi hya dounia, comme disent les Marocains. Ainsi est le monde.

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