« Mon père, Louis Rontard, est né en 1908, à Mesnil en Vallée, en France. A cette époque, dans la campagne, les études ne duraient pas longtemps. Les enfants étaient placés dès 14 ans : les filles comme « bonnes à tout faire » dans des familles aisées, les garçons comme « commis de ferme » auprès des propriétaires terriens.
Ainsi, dès son certificat d’étude, mon père fut placé dans une ferme. Le travail d’ouvrier agricole ne lui plaisait pas ; il décida alors de s’engager dans la Coloniale.
Il quitte sa famille, son village, pensant que son avenir était ailleurs.
En tant qu’artilleur, il participe à la campagne dite de « pacification » de l’Atlas, au Maroc.
En 1939, lors d’une permission, il rend visite à un ami de régiment à Ain El Aouda près de Rabat, Jacques Pello.
Il y rencontre celle qui devait devenir sa femme : Pierrette Pello, ma mère.
Les arrière-arrière-grands-parents de ma mère avaient émigré d’Espagne, de la région de Valence. Ils avaient débarqué à Alger vers 1880 et s’étaient installés à Bou-Tlellis près d’Oran.
La famille Pello a participé à la construction du port d’Alger et de ses digues.
En contrepartie de cet acte, ils ont obtenu la nationalité française.
La vie en Algérie était difficile, c’est pourquoi une partie de la fratrie a émigré au Maroc.
Certains s’installèrent à Oued Zem et mon grand-père a bénéficié d’un lot de colonisation à Ain El Aouda.
Ces terres étaient remises sous conditions de défrichage et de mise en culture.
En fait, mon grand-père a construit sa maison, les bâtiments de ferme et a planté 90 ha de vigne de raisin et il faisait lui-même la vinification dans sa cave.
Plus tard, il a acheté une autre propriété à 30 km environ où ses deux fils, Jean et Henri Pello cultivaient des céréales.
En 1939, mon père épouse donc ma mère, Pierrette Pello. Ils vont s’installer à Marrakech, où son régiment était basé. Ils ont trois enfants nés à Marrakech : Jacqueline en 1940, Eliane en 1942 et Jean-Louis en 1943 qui est mort à 9 mois de maladie.
Puis la guerre a éclaté.
Le 15 août 1944, mon père débarqua avec les troupes commandées par le général De Lattre De Tassigny. Il débarque en même temps que son beau-frère Jacques Pello qui était conducteur de char d’assaut et qui fut tué dans la bataille de la poche de Colmar.
A la libération, mon père est en Allemagne ; dans la Forêt noire, et, en 1946, il décide de quitter l’armée et de rentrer au Maroc.
Il va retrouver sa femme et ses enfants, qui, pendant le temps de la guerre, vivaient chez les beaux-parents Pello. Entre-temps, j’étais né, le 30 mars 1945 ! Mon père avait un beau-frère par alliance, Jean Expert, qui vivait près de Rabat, à Temara, et qui travaillait dans un haras militaire. C’est lui qui a permis à mon père d’entrer dans le haras de Mazagan en 1946.
Nous y sommes restés pendant deux ans, jusqu’en 1949. Au haras, il était palefrenier. Nous avions comme amis la famille Jacquelin qui vivait près du haras.
A cette époque, mes sœurs Jacqueline et Eliane allaient à l’école à Mazagan ; mon père les emmenait en calèche. Elles restaient en demi-pension à l’école des sœurs de Notre Dame des Flots. Mon frère Jean-Pierre nait à l’hôpital de Mazagan en 1947. Ma mère a eu un accouchement difficile, et, quelques années après, mes parents s’aperçoivent qu’il a un léger handicap mental. Deux ans plus tard, c’est ma sœur Monique qui nait à son tour à l’hôpital de Mazagan. En 1948, mon père apprend que le service des Travaux publics recherche un maître de phare pour Sidi Mesbah, entre Mazagan et Azemmour. Il se porte candidat, et après une formation assurée par ce service, il est nommé dans ce poste. II avait pour aide un Marocain qui habitait comme nous au phare.
Je jouais souvent avec ses enfants. L’éclairage du phare était assuré par des lentilles de Fresnel. Il avait été construit vers 1921.
Le travail de mon père consistait en une surveillance permanente du phare et notamment l’entretien de la lentille et des différentes pièces nécessitant une révision et un nettoyage quotidiens et la surveillance du groupe électrogène et des batteries.
A Sidi Mesbah, nous avions des voisins serviables : la famille Perret. Le père travaillait au pénitencier de l’Adir et je jouais souvent avec le garçon, Jacques, dans la campagne.
La scolarité des enfants posait un sérieux problème à mes parents. Nous étions à environ 8 km de Mazagan, ce qui avait contraint mon père d’emmener mes sœurs à l’école en calèche le matin et à les reprendre le soir et cela dura jusqu’en 1952.
De mon côté, j’allais à l’école de l’Adir à 3 km du phare. Mon père m’emmenait sur son vélo. J’étais en demi-pension chez des amis et mon père revenait me chercher le soir.
En 1950, mes parents décident de mettre mes deux sœurs aînées en pension à l’école primaire du boulevard Clemenceau. Mon père ne pouvant faire les trajets deux fois par jour pour m’accompagner. Je suivis ensuite mes sœurs en pension. Je n’avais pas encore 8 ans. Durant l’été 1953, l’ingénieur des Travaux publics, Marcel Chèvre, propose à mon père le poste de maître du phare de Sidi Bouafi à Mazagan (construit en 1916). Il continuait, en même temps, de s’occuper du phare de Sidi Mesbah et du phare du Cap Blanc. Il assurait aussi l’entretien des balises du port de Mazagan. Pour nous les enfants, le fait d’habiter à Mazagan a été un changement considérable : plus d’internat. Nous allions à l’école à pied en passant par le Plateau et devant la caserne du 7ème R.A.C, soit une distance d’environ 1,5 km.
Je faisais souvent le chemin avec mon voisin François-Xavier Quimera.
En 1954, la famille Camp s’est installée dans une maison dans la cour du phare. M. Camp travaillait aux Travaux publics et avait trois enfants. Quelquefois il nous accompagnait à l’école avec son camion et il embarquait son fils Gérard et moi, sa fille Paulette et ma sœur qui allaient au collège ensemble.
Le phare disposait de deux maisons et aussi de deux appartements qui étaient occupés par les ouvriers, Bachir et Miloud. Bachir avait fait la guerre en France, c’était un ancien de Verdun. Au Cap-Blanc, l’ouvrier qui était en poste s’appelait Abdallah. Lui aussi avait combattu en France. Mon père lui rendait visite régulièrement et il en revenait souvent avec de belles dorades !
En 1954, mes parents ont décidé que pour une première fois nous irions passer les vacances en France pendant presque trois mois. Le départ a été fixé début juillet. Mon père avait une Renault Juva 4 familiale dotée d’une grande galerie. A la place du coffre, il avait fait installer deux sièges pour mon frère et moi, sur la banquette arrière, mes trois sœurs, et, à l’avant, mes parents. Nous avons pris le bateau à Algesiras. Près de Ronda en Espagne, la voiture était tellement chargée qu’il nous fallut la pousser dans les côtes. Il faut dire que les routes en Espagne à cette époque étaient très mauvaises. Ma mère parlant l’espagnol, nous n’avions aucune difficulté pour nous faire comprendre dans les hôtels. Nous sommes arrivés en France par St-Jean de Luz. Nous avons pris la direction d’Angers où vivait la famille de mon père. Nous avons fait connaissance de nos grands-parents paternels qui étaient métayers dans une ferme, puis nous avons rencontré le frère de mon père, Pierre et ses deux sœurs, Madeleine et Pauline.
Fin septembre, il y a eu le retour vers le Maroc. Nous nous retrouvons donc à Mazagan, mon père au travail et nous les enfants à préparer la rentrée des classes. Nous allions tous à cette époque-là, à l’école primaire de la rue Clemenceau. Ma sœur Jacqueline devait passer son certificat d’études primaires et pour les autres, c’était le cursus normal, sauf pour mon frère, Jean-Pierre qui était pensionnaire dans une école spécialisée à Casablanca.
En 1955, il y a eu des événements à Mazagan, comme d’ailleurs au Maroc, liés au contexte de l’indépendance. C’est un épisode que j’ai gardé en mémoire car l’armée avait occupé le phare et a installé un poste d’observation,
A chaque prise d’armes ou défilé au camp militaire Réquiston, soit le 8 mai, le 14 juillet ou le 11 novembre, mon père y participait en tant que porte-drapeau puisqu’il était médaillé militaire. Après la cérémonie, les familles étaient conviées à un apéritif. La vie dans les années 50-60 était agréable à Mazagan. Nous avions la plage et des amis proches, comme la famille Giacomini, dont le père travaillait aux Travaux publics. Mon père étant fonctionnaire, nous avions la chance de pouvoir habiter près du phare. De plus, nous avions une grande citerne sous la terrasse extérieure, alimentée en eau par le toit. Ma mère disposait d’un réfrigérateur et d’une machine à laver électrique avec un essorage manuel. En fait, nous étions privilégiés, car à la même période en France, les gens de même niveau social ne disposaient pas souvent de ce confort. La vie des femmes était plus dure. Ma mère était aidée dans ses travaux ménagers, par une Marocaine, Zahra, que nous avons beaucoup regretté lors de notre départ. Le 12 octobre 1959, ce fut le drame qui nous marqua à jamais. Mon père fit une hémorragie externe qui fut résorbée par le médecin, ensuite, dans la nuit, une hémorragie interne. Le lendemain matin nous sommes partis à l’école comme d’habitude et, dans la matinée, ma mère constata le décès de mon père. A ce moment-là, nous ne nous rendions pas compte que cela annonçait un prochain grand changement dans notre vie ! Je me souviens du soutien des ouvriers, Bachir et Miloud. Fin décembre 1959, nous quittons Mazagan pour Rabat. Ma mère avait loué une maison au camp Sartige, un quartier réservé aux familles de militaires. Nous étions près des grands-parents maternels à Ain El Aouda. Pendant cette période, j’allais au lycée Gouraud à Rabat. Le 3 août 1960, ce fut le départ définitif pour la France. Nous avons embarqué sur le cargo le Charles-Plumier à Casablanca en direction de Bordeaux. Pour nous les enfants, c’était merveilleux, nous ne nous rendions pas compte de ce que cela signifiait mais je pense aujourd’hui que ce départ du Maroc a dû être un véritable déracinement pour notre mère. D’autant que le corps de mon père était resté au cimetière de Mazagan et qu’il ne fut rapatrié qu’un an plus tard en Anjou, sa région natale. Dès le débarquement à Bordeaux, nous prîmes la direction d’Angers où nous fûmes accueillis par la sœur de mon père, Pauline Kervarec (décédée en 2017, à l’âge de 107 ans), qui put nous héberger, le temps que les services sociaux d’Angers mettent à notre disposition, un appartement dans une nouvelle cité dans la proche périphérie d’Angers, Belle-Beille.
Quelques mois plus tard, ma sœur Jacqueline s’est mariée à Paris. Mon autre sœur, Eliane, se maria en 1962 et alla vivre aussi à Paris. Mon frère Jean-Pierre est allé à Compiègne car c’était le seul établissement qui pouvait le recevoir avec son handicap mental.
A la fin de l’année 1962, nous avons dû héberger nos grands parents maternels qui avaient été obligés de quitter le Maroc, leur pays d’adoption, après l’indépendance.
Ils avaient dû rendre les terres qui leur avaient été allouées sous conditions de défrichage et de mise en culture. Malheureusement pour eux, ils moururent en 1964 et 1966, avant d’avoir pu recevoir une indemnisation partielle, suite à une longue procédure. Ce fut une triste fin. Je pense qu’il aurait pu y avoir d’autres solutions, pour eux qui s’étaient tant investis pour ce pays qu’ils considéraient comme le leur. En 1975, ma mère décédait brusquement suite à une chute. Elle a été inhumée près de notre père, et de nos grands-parents maternels et paternels à StMartin du Fouilloux, près d’Angers, terre d’origine de la famille Rontard.