Chronique de Mustapha Jmahri : Quand le passé s’ouvre au présent. Point de vue à travers une expérience personnelle

Chronique de Mustapha Jmahri : Quand le passé s’ouvre au présent. Point de vue à travers une expérience personnelle

Dans mon intervention en avril 2023 au premier Salon du livre d’Histoire d’El Jadida organisé par la Fondation Chouaïb Doukkali, qui a porté sur mon expérience éditoriale « Les Cahiers d’El Jadida », j’ai souligné que l’écriture du passé contemporain ne se confine pas seulement à l’histoire révolue mais quelle concerne aussi le présent et le futur.
Les exemples sont multiples car l’histoire d’hier touchant un fait, une cité ou une personne peut apporter des éléments nouveaux ou jeter de la lumière sur la partie jusque là méconnue d’un récit ou d’un dilemme. Elle peut aussi, grâce à sa diffusion et à Internet, retrouver des témoins, des descendants d’une famille ou de certains protagonistes d’une affaire. Elle peut aussi être à l’origine de liens nouveaux entre l’auteur et des lecteurs qu’il n’a jamais connus auparavant et qui ont échangé avec lui sur tel ou tel de ses écrits. Elle peut enfin utiliser des archives jusque là inaccessibles
La palette des possibilités est large.
Un petit exemple parmi tant d’autres, les Mémoires de l’ancien syndicaliste Mokhtar Timour (que jai publiés en 2019), sont à même de fournir un éclairage sur ce fait. Quoique le personnage lui-même ne dispose pas d’une envergure nationale, mais plutôt locale et régionale, certains aspects de sa vie ont intéressé ou ont croisé d’autres parcours à un moment donné de la vie, ce qui a permis à l’intéressé de retrouver des personnes proches qu’il avait perdues de vue il y a plus de 60 ans.
J’ai moi-même assisté à ses retrouvailles, par exemple, avec l’ingénieur Mohammed Chraïbi, adjoint de l’ancien directeur de l’Office du Haouz, le sociologue Paul Pascon. Avec le livre acquis à Marrakech, cet ingénieur a appris que Mokhtar Timour avait parlé de lui. Ce dernier avait été technicien à l’Office auprès de Chraïbi et Pascon dans les années 1960. Ces mêmes Mémoires ont été lues par l’historien casablancais Taki Najib qui mène un travail sur les anciens établissements scolaires de Ain Sebaâ. Timour y a été un ancien élève à l’école des cadres et Taki Najib est tombé sur son dossier dans les archives de l’école, 64 ans plus tard.
Timour, dans sa jeunesse, ancien gardien de but de l’équipe de football d’El Jadida (DHJ) a évoqué le premier président dudit club, un certain Driss Admoun qu’il a perdu de vue depuis. Dans le numéro 67 du magazine arabophone Zamane, Abdelkrim El-Manouzi cite ce nom comme celui de la personne qui aurait facilité l’arrestation de son frère en Tunisie en 1974. S’agit-il de la même personne ou n’est ce qu’un simple homonyme ?
Pour d’autres de mes écrits, il m’est arrivé de recevoir des messages de personnes différentes pour des demandes diverses : des universitaires qui cherchent un ouvrage particulier pour leur projet de recherche, des descendants d’anciens de Mazagan qui réagissent à un écrit évoquant leur aïeul, des personnes qui demandent un service comme prendre la photo d’une tombe ou du portail dune maison occupée à une certaine époque. En s’adressant à moi, certains lecteurs croient que je peux les aider du moment qu’ils supposent que je suis « Lhomme qui sait tout sur El Jadida » selon la formulation du journaliste français Péroncel-Hugoz dans son article paru le 9 septembre 2016 sur le site marocain Le360.
L’histoire fait donc partie de notre patrimoine culturel. Elle alimente notre présent et notre avenir, notre idéologie et notre imaginaire. L’écriture sur la période contemporaine n’apporte pas seulement une connaissance sur le passé mais aussi aide des personnes aujourd’hui à vivre, à évoluer, à se connaître. L’écrivain Jean-Yves Le Lan, président du Comité d’histoire du Pays de Plmeur, affirme que « la découverte ou la redécouverte du passé est aussi une démarche très enrichissante se rapprochant de celle du chercheur dans les nouvelles technologies qui travaille pour l’avenir car on ressort de l’oubli des faits et des histoires, on est un « inventeur » de l’histoire » (courriel du 20 janvier 2024).
Ce même auteur note que l’utilité de lhistoire contemporaine est multiple : retrouver le parcours de ses ancêtres pour mieux comprendre nos origines, avoir un rôle pédagogique vis-à-vis des générations montantes pour leur expliquer comment évolue une société. Ce rôle peut-être aussi très important pour montrer comment certains ont sacrifié leur vie pour que nous vivions libres et heureux, et ne pas répéter les erreurs. Elle permet aussi de reconstituer des familles (recherches généalogiques) et pour les généalogistes de retrouver des héritiers.
C’est justement-là le but du récit historique : sortir l’histoire du passé pour la connecter avec le présent, et, parfois, comme c’est le cas dans l’exemple cité plus haut, en le projetant vers l’avenir. L’universitaire Albert Bensoussan précise que : « Le récit du passé, par le fait qu’il transforme l’histoire en présent permanent, peut, et je dirais même doit, avoir une incidence sur l’avenir. Lorsqu’on dit « l’histoire est en marche », que signifie-t-on sinon qu’elle aura un lendemain et agira sur le futur ; c’est bien ce que montrent, par exemple, certains récits de vie » (courriel du 24 janvier 2024).
Mais l’histoire du passé est très complexe. Quand le présent est-il présent ? Il existe chez les historiens ce qu’on appelle l’histoire du temps présent. Le « passé » par ailleurs n’existe pas sans « présent », sans contemporanéité. Selon l’historienne Nelcya Delanoë (courriel du 22 janvier 2024), il faut apprendre à marier ces deux ou trois temporalités. Certains se méfient de devoir écrire à partir de données et de sources face auxquelles ils n’auraient pas assez de recul, ni assez de preuves. L’histoire orale tient une part importante dans la recherche en histoire, mais elle demande qu’on la manie avec prudence et qu’on recoupe les sources.
Dans tous les cas, les écrits du genre « récit de vie » ou « témoignages » se rapportant à la période contemporaine qui intéressent tant les lecteurs, révèlent que ce travail complète utilement l’établissement de la connaissance de notre histoire contemporaine.
Lhistorien français Jean-Pierre Rioux la définissait ainsi (in ATALA n° 3, 2000) : « Une histoire, pour tout dire, qui intéresse parce quelle tente de dire du sens. Et qui ainsi rapproche et unit ».
jmahrim@yahoo.fr

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