Sur la terre de paix du Maroc, et à El Jadida en particulier, deux familles l’une marocaine juive et l’autre allemande exilée, alors quelles n’auraient jamais imaginé se rencontrer, un jour, ont vu leur destin lié à jamais.
La famille Graülish a vécu à Mazagan au temps du Protectorat et jusqu’au début des années 1970. Elle était peu connue de la communauté européenne locale et la famille vivait dans une discrétion presque totale. Le nom Graülish d’ailleurs est assez rare en Allemagne, mais sa signification la plus courante est liée à la couleur grise, qui dérive de la racine allemande « Gräulich ». Selon Jean-Pierre Guilabert, président de l’Amicale des anciens de Mazagan, la famille Graülish est arrivée d’Allemagne peu de temps après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Elle était composée d’un couple avec deux enfants et parlait très peu le français.
Devant le manque d’archives, quelques anciens de Mazagan que j’ai pu contacter estiment qu’il est très probable que le père ait été soldat ou officier de la Wehrmacht sans pour cela appartenir à la SS ou à la Schutzstaffel. Il était prisonnier de guerre aux mains des Français qui l’exilèrent à Mazagan. La famille s’était installée d’abord dans une ferme dans les environs d’El Jadida. Isabelle Roussel, une ancienne de Mazagan, précise que cette exploitation se trouvait sur la route de Sidi Saïd Maâchou. Mais il n’y a pas de traces permettant d’éclairer le statut d’occupation de cette ferme : achat, bail ou lot de colonisation. La ferme était destinée à la production agricole et à l’élevage avicole et à celui des moutons. C’est de cette façon que la famille subvenait à ses besoins.
Les quatre personnes de la famille travaillaient toutes la terre, aidées par quelques ouvriers marocains du terroir. Une dame du douar aidait Madame Gertrude Graülish aux travaux de la maison. La ferme, comme toutes les exploitations de l’époque, ne disposait ni d’eau courante ni d’électricité. Mais l’exploitation disposait d’un grand réservoir d’eau dans lequel les enfants étaient heureux de nager alors qu’il servait de point d’eau pour alimenter l’aqueduc et l’abreuvoir des animaux.
À cette époque, malgré les tensions issues de la Deuxième Guerre mondiale, cette famille allemande des Graülish se lia d’amitié avec une famille juive marocaine, les Mellul. L’une allait souvent rendre visite à l’autre et partager un repas en commun. Achim Graülish, le plus jeune de la famille, était en classe avec le frère de Salomon Mellul. Ce dernier raconte : « Madame Gertrude Graülish était presque chaque jour chez nous souriante et heureuse. Je pense aujourd’hui qu’elle considérait comme un miracle de se faire une amie juive à cette période. Elle nous invitait au bled chez elle. C’est Henri Ruimy, mon beau-frère, qui nous conduisait à leur ferme. De bon coeur madame Graülish préparait une oie (mets onéreux dans les années 1950). Elle s’étonnait de notre réticence à déguster son plat majestueux ! Car elle ignorait, sans doute, que les juifs ont un rituel d’abattage spécifique qui respecte les lois de la cacheroute. Entre Gertrude et ma mère il y avait une affection réciproque ainsi qu’entre Achim et mon jeune frère. J’ai quitté El Jadida pour Rabat, en 1960, et je n’ai plus entendu parler de cette famille allemande. Par la suite, j’ai pu savoir que le Service foncier d’El Jadida cherchait à identifier les héritiers probables de la famille mais sans plus de détails ».
Dans les débuts des années 1960, Graülish est recruté par l’usine Buisson à El Jadida, comme le confirme Isabelle Roussel, qui était également sa voisine de pallier. Ils habitèrent dans les villas Bencherki sur la rue Robert Surcouf donnant sur l’ancienne route de Marrakech. Dans ce même quartier habitait Mme Valenti, ancienne pharmacienne à Marrakech dans les années 1940. Marc Sellier, un autre ancien de Mazagan, pense que Graülish fit un bref passage par l’Office national des irrigations (ONI) à El Jadida, mais sans certitude.
Les Graülish restèrent à El Jadida jusqu’au début des années 1970 avant de retourner définitivement en Allemagne.
Ce qu’on ignore de cette histoire, faute d’archives locales, c’est si le père Graülish était déjà au Maroc après la guerre ou s’il était venu avec sa famille comme prisonnier au Maroc. Les prisonniers allemands qui sont restés ici après guerre pour travailler étaient seuls. Quelques années après guerre, ils sont rentrés en Allemagne.
Sur la photo jointe datant du 23 janvier 1952 transmise par Salomon Mellul on y voit : Achim Gräulich, Salomon Mellul en cowboy, Henri Ruimy (futur avocat à Paris), Liliane Mellul, André en habit d’indien, Daniel Mellul, Sultana Mellul-Larédo qui tourne la tête, le père Graülish (ancien officier allemand) le plus haut de taille, Véra Mellul (épouse de Henri Ruimy), la Marocaine employée chez les Graülish et Gertrude Graülish.
Dans le contexte de l’époque qui opposait Allemands et Juifs, cette amitié sur la terre marocaine apparaît d’autant plus étonnante mais elle fut réelle au-delà de la folie meurtrière des hommes.
jmahrim@yahoo.fr