L’amitié entre Abdelkébir Khatibi, sociologue, romancier, essayiste, etc. et Ghita El Khayat, anthropologue, psychiatre, psychanalyste, écrivain etc., est sans égale : une amitié humaine, littéraire et intellectuelle qui a su faire du jeu épistolaire toute une activité parsemée d’aimance. Cette logique d’amitié est le fil conducteur de cet échange de 59 lettres entre les deux écrivains appartenant à une civilisation qui est méfiante à l’égard des échanges entre une femme et un homme.
Pourtant, les deux «amis» ont gagné le pari. Abdelkébir Khatibi d’écrire à Ghita El Khayat: «Nous écrivons des lettres, et c’est beau de les continuer en toute liberté ; ces lettres sont déjà des traces qui font retour, tissent un lien affectueux entre nous. Elles construisent une image de la vie, étant elles-mêmes rythme et modulation» (Correspondance ouverte, Marsam, 2005, p.89).
«Correspondance ouverte» (Marsam, 2005) de Ghita El Khayat et d’Abdelkébir Khatibi est une manière particulière de dire l’amitié sous différentes facettes : il s’agit de célébrer l’amitié par-delà le temps. Le cœur de la lettre est bien l’amour courtois que réhabilite Khatibi dans la plupart de ses écrits. Celui-ci est considéré comme un écrivain mystique qui voyage intérieurement dans les différentes cultures avec une souplesse incroyable. Encore faut-il préciser que l’aimance est bien cet amour sans troubles sentimentaux et psychologiques puisqu’elle libère la mémoire du désir sexuel et matériel : c’est un art d’aimer.
L’absence de l’expérience corporelle n’est pas vécue comme un drame car cet amour possède un sens mystique. Ces lettres d’aimance sont traversées par la mystique (orpheline), car au fond, il s’agit de traduire sur la lettre leurs silences et leurs solitudes. La loi de la lettre est «de pouvoir écrire à travers le silence». Ecrire, pour Khatibi, c’est prier intérieurement ; ce qui fait du cœur de la lettre un voyage intérieur dans les différents horizons. «Une lettre, une correspondance, note Khatibi, peut être aussi bien un soliloque qu’un dialogue ou un polylogue» (p.122). Ces lettres sont des fragments d’amitié qui permettent «de mettre en forme nos nœuds de vie, nos émotions, nos passions» (p.9).
La philosophie de l’aimance est une philosophie de vie puisqu’elle permet aux épistoliers d’échanger sur l’essentiel, c’est-à-dire sur différents sujets relatifs à la vie quotidienne et aux questions de l’art, de la littérature, de la psychanalyse, etc. «J’ai été touché, écrit Khatibi, par cette confiance (mutuelle) qui nous a orientés vers l’essentiel : l’art, la vie, le quotidien dans leurs paradoxes et apories» (p.78). Dans «Correspondance ouverte», les deux amoureux du silence ont partagé certains événements intimes et ostensibles avec une déférence mutuelle et avec une écriture poétique. Ghita El Khayat ne dit-elle pas : «Ta dernière lettre a une chute magnifique de beauté, de poésie et d’amour des autres» (p.72).
Cette amitié d’aimance ne s’altère pas puisqu’elle maintient la distance avec l’autre. L’altérité n’est pas une abolition du passage, mais c’est une manière de respecter l’opacité de l’autre, c’est-à-dire respecter ce qui est intraduisible et irréductible chez l’autre. La correspondance est «une loi de mise à distance, qui […] permet d’être un observateur rêveur de sa propre vie avec les autres» (p.62). C’est surtout une loi de partage qui permet d’explorer les «puissances du silence. [Car] la pensée travaille et se travaille dans ce silence-là» (p. 51).
Ecrite entre décembre 1995 et octobre 1999, cette série de lettres retrace le cheminement singulier entre deux penseurs vivant au Maroc : c’est un échange assez particulier dans la littérature maghrébine et arabe en général.
Cette amitié se double d’une complicité littéraire. Khatibi- lecteur amical de Ghita El Khayat- donne son point de vue sur les poèmes de son «amie» dans la lettre 38, ce qui signifie que l’amitié n’est pas une confusion ni une fusion : il s’agit bel et bien d’une amitié pensante couronnée d’amabilité et de respect mutuel. Cela fluidifie la relation en empêchant l’altération et la désagrégation ; l’amitié est un motif de création et de rencontre avec les autres.
L’aimance telle que le pense Abdelkébir Khatibi est «cette langue d’amour qui affirme une affinité plus active entre les êtres qui puisse donner forme à leur affection mutuelle». Cette affection est traduite dans ce jeu épistolaire à travers cet échange qui annule le temps et brise l’espace pour permettre aux épistoliers de se comprendre librement. Ce genre d’écrit favorise la multiplicité de points de vue, ce qui demande une réception particulière de la part du lecteur. «Cette aimance qui peut devenir création, idées, progrès et savoirs multiples du fait de son existence» (p. 101) réactive la réflexion et le potentiel de l’être humain dans un style poétique. «Le poème naît, la pensée se lève, dans le même pas de danse» (p.78) selon les mots de Khatibi. Celui-ci est connu par ses amitiés avec les grandes figures de la pensée : Jacques Derrida, Abdelwahab Meddeb, Roland Barthes, Samuel Weber, Jacques Hassoun, etc.
Etre dans l’aimance revient à désirer l’autre tel qu’il est, ce qui crée un vivre-ensemble. Cela permet de déconstruire l’amitié. En outre, reconnaître l’apport de l’amitié comme un besoin essentiel pour l’être humain. «L’amitié est indéfectible parce qu’elle est un beau pari pris sur l’avenir», écrit Ghita El Khayat (p.11). L’amitié donne la force de supporter la vie car elle guérit les affres du désespoir.
L’éloge de l’amitié et de l’amour courtois sont au cœur de cet échange qui accueille la passion pour l’apaiser et pour «inventer un chemin, une parole, un dialogue avec l’enfant joueur, taciturne et orgueilleux» (p.112). La lettre devient un néant qui n’est pas forcément le vide mais une façon de se projeter dans l’avenir. «Le néant, selon Khatibi, n’est pas le rien. Il transite dans la vie, réunit la communauté des morts et des vivants dans l’immortalité, c’est-à-dire la fin de notre pensée, de la pensée» (p. 66).
Ce «voyage intérieur» est marqué par une écoute active entre les deux amis.
Contrairement à l’amour, l’aimance travaille dans la distance et empêche les troubles sentimentaux : si l’amour trouble la mémoire, l’aimance l’apaise. Celle-ci est «un travail sur soi, une ouverture à la venue de l’autre»: seule l’intelligence et la confiance constituent les piliers de ce dialogue qui est une empreinte d’amitié humaine, intellectuelle et littéraire. Abdelkébir Khatibi s’adresse à Ghita El Khayat : «Tu me racontes la pluie et l’océan, merveilleux registres de ton rêve arrivé jusqu’à moi» (p.128). Ce livre est désormais une variation sur l’amitié dont les deux penseurs sont des éveilleurs des «mondes possibles».
L’échange entre une femme marocaine et un homme marocain est une cristallisation de cette aimance qui nourrit une poétique de la relation. L’aimance «ramasse en lui celles du mot aimer, de l’amour et de l’amitié» (p.9).
Cette notion prolonge l’amour courtois jugé comme un amour spirituel et virginaliste puisqu’il délivre la mémoire du désir au profit d’une hospitalité souple et inconditionnée. La pensée de Khatibi et celle de Ghita El Khayat sont un univers énergiquement travaillé par l’aimance, c’est-à-dire par l’incitation à l’amour de l’autre par-delà les fictions identitaires et culturelles. Le sens de l’amitié fait immédiatement appel à l’humanisme.
L’aimance est un hymne à la rencontre de l’autre et permet, ainsi, de mettre en crise la notion de la pureté et de l’esprit capitaliste, comme elle permet de déconstruire l’hégémonie masculine : seule la relativité préoccupe les deux penseurs. L’aimance devient un médiateur qui favorise la rencontre avec les autres. La lettre, dans ce sens, re-pense aussi bien le féminin que le masculin et arrive à cheminer dans différentes directions. Ghita El Khayat d’écrire à Khatibi : «La densité de ta lettre me fait t’écrire en te répondant. Mais que c’est vain. Tes mots ont traversé du temps et les trois autres points soulèvent en moi des idées différentes à toute nouvelle relecture. Le Silence. La Mémoire. La Mort» (p.120). En somme, le jeu épistolaire a de particulier qu’il met en œuvre une pensée perspectiviste et inchoative…
Abdelouahed Hajji