Interview de M. Ragady Abdellatif Ex Psychiatre à la santé publique d’El Jadida

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Ils déambulent dans les rues de jours comme de nuits, tels des âmes en peine. le calvaire qu’ils vivent a tellement duré qu’ils ont tendance à faire partie du paysage. Ils ne disposent d’aucun abri, ne portent aucune identité, on les appelle tout simplement “les fous”. Pourtant, derrière chacune de ces ombres humaines se cache une histoire émouvante ou un drame social.

Afin de nous éclairer sur certains aspects de ce drame, nous avons rencontré M. Ragady Abdellatif, ex- psychiatre à l’hôpital Mohammed V d’El Jadida, qui a bien voulu répondre à certaines de nos questions.

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CHAHID AHMED : Le nombre de malades mentaux ne cesse d’augmenter à El Jadida comme un peu partout dans le pays, avec toutes ses répercussions plus ou moins graves. Comment peut-on expliquer ce phénomène?

REGGADI ABDELLATIF : Effectivement, le nombre de malades mentaux et surtout ceux qui ne sont pas pris en charge par leurs familles et encore moins par des structures appropriées, a tendance à prendre de plus en plus d’ampleurs, et cela est dû à mon avis à plusieurs facteurs, dont notamment le peu d’importance qu’on accorde aujourd’hui à la maladie mentale. Certes, quelques efforts sont toujours entrepris dans ce domaine, mais ils restent en deçà de la demande et de ce que pourrait attendre le malade et sa famille, d’autant plus que la maladie mentale est une maladie chronique, épuisante, et nécessite l’intervention de plusieurs départements. Et comme vous le savez, quand on est tributaire d’une participation pluridisciplinaire, cela renvoit immanquablement à l’irresponsabilité dans la prise en charge, c’est à dire que chaque département rejette la balle dans le camps de l’autre, et c’est finalement, le malade et sa famille qui payent le prix fort.
La plupart des temps, les familles sont épuisées et finissent par rejeter le malade, qui va se trouver confronté à son propre destin, d’où l’errance, l’agressivité, et l’insécurité. Et cette exclusion est la première conséquence directe de l’absence de prise en charge de la part des familles, de la société et des structures adaptées. Donc, la maladie mentale est de nos jours un phénomène réel qui se voit en croissance, qui se développe de jour en jour, avec toutes ses répercussions sociales, judiciaires et sanitaires.

C.A : Où en est la province d’El Jadida, en matière de structures médicales habilitées à soigner et éventuellement prendre en charge des cas de maladies mentales?

R.A : Pour ce qui est des structures existantes, si jamais on se permet de les appeler ainsi, elles sont bien en deçà de la demande, étant donné que pour une population d’un million deux cents mille habitants, la Province ne disposons que d’une capacité de quarante lits. C’est hallucinant, d’autant plus que ces services ne cessent de recevoir d’une manière quasi-quotidienne, deux à trois malades, dont l’état de santé mentale, nécessite une hospitalisation indiscutable. Devant ces conditions et au grand regret, il se  trouve souvent qu’on soit dans l’obligation de refuser certains malades qui peuvent se traiter à titre externe, ou les garder pour un séjour très court. Et puisque la plupart des temps, on se trouve confronté à des cas de malades sans famille et sans domicile fixe, il est difficile d’établir un projet thérapeutique, sans une stratégie de prise en charge. Donc, c’est l’éternel cercle vicieux : hospitalisation, stabilisation, sortie, rechute puis retour à la case de départ.

C.A : Ne pensez-vous pas que toutes ces structures sociales d’accueil, que connaît El Jadida pourraient pallier au déficit en hébergement, en offrant au moins un toit aux malades stabilisés?

R.A : Toutes ces structures dont vous parlez, ont des objectifs bien précis et refusent catégoriquement de recevoir les malades mentaux. En ce qui concerne l’hôpital qui est considéré comme une structure de soins et non une structure d’hébergement pour personnes sans domiciliation fixe, sa mission est de faire bénéficier les malades de leur traitement et les libérer une fois guéris…

C.A : Serait-ce à dire que seule la rue est habilitée à prendre en charge toute cette vague de malades mentaux, dont le nombre ne cesse de prendre de l’ampleur, comme vous venez de le certifier?

R.A : Ce que nous avons suggéré et proposé à maintes reprises, et à chaque fois que l’occasion s’est présentée, c’est la création d’un centre médico-social, dont l’objectif est d’héberger toutes les personnes sans domicile fixe, en intégrant notamment les malades chroniques, dont l’état ne nécessite pas une hospitalisation, mais qui ont droit au soin comme tout autre citoyen. 
C’est pourquoi on a proposé à ce que ce centre médico-social soit dirigé par un directeur administratif et un directeur médical. Ce dernier qui serait un généraliste pourrait se charger de la gestion technique, tout en veillant sur la santé de tous les résidents du centre. Et à chaque fois que le besoin s’en ressent, on fait appel à des spécialistes en fonction de la pathologie présentée par le patient. Et ainsi donc, ce qui est valable pour toute autre pathologie le serait aussi pour les maladies mentales.
Dans ces conditions, tant que le malade est stabilisé, il continue de bénéficier de sa prise en charge dans le centre au même titre que les autres résidents, pour n’être admis à l’hôpital que si son état de santé mentale, se trouve détériorée. Et là, il a droit aux soins et à l’hospitalisation, pour reprendre sa place au centre, une fois les stades difficiles dépassés.
Cette expérience qui a été testée dans d’autres provinces a donné des résultats très satisfaisants, puisque le phénomène a nettement diminué d’intensité. 

C.A: Les circuits de la honte, comme on les qualifie ces derniers temps, et ce à juste titre d’ailleurs, ne font plus partie des secrets ou scandales à étouffer. Et il se trouve que la ville d’El Jadida, de par sa situation en subit les conséquences depuis longtemps…quels sont vos réactions, en tant que psychiatre censé être au plus prés de ces sans voix, face à ces pratiques révoltantes?

R.A : En tant que citoyen et en tant que praticien, je ne peux qu’éprouver un sentiment d’amertume et de honte devant ces comportements indignes, qui ne concordent nullement avec les aspirations d’un pays qui a fait beaucoup d’efforts en matière des droits de l’homme, et qui continue d’afficher sa ferme détermination pour consolider encore plus ses assises démocratiques. Aujourd’hui, il est inconcevable qu’on continue d’assister en observateurs, impuissants, alors que des Marocains, malades de surcroît sont déportés  d’une province à l’autre ou parqués dans un coin de l’hôpital, dans l’attente que prennent fin certaines manifestations. Se faire soigner et vivre dignement est un droit fondamental pour tout citoyen, malheureusement ce n’est pas le cas pour cette catégorie de citoyens dont la dignité est touchée dans tout ce quelle a de plus profond. Plus qu’une affaire de santé ou de sécurité, ce phénomène relève aujourd’hui et dans l’urgence des instances des droits de l’homme.

Propos recueillis par Chahid Ahmed

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