
(Par : Abdelfattah Makoudi)
« Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils n’étaient qu’une mince tranche au milieu d’impressions contiguës qui formaient notre vie d’alors; le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas! comme les années.»Marcel Proust
S’il me fallait user d’une formule au seul rappel du nom de BOUIMID Belaïd, je la prendrais dans la familiarité d’une contraction sonore du langage: – Belaïd , on n’en fait plus des comme lui.
Dans la proximité comme dans l’éloignement, dans la parole comme dans le silence, dans la présence comme dans l’absence; je sais d’une science certaine de l’amitié que quelque chose d’essentiel me lie à cet irréductible ami.
Nous nous sommes connus à El- Jadida …même quartier…mêmes ruelles familières des environs de la place Hassan II… même lycée du nom d’un illustre savant maghrébin Ibn-Khaldoun…même insondable fièvre pour respirer la vie dans une ville éduquée par le vent de l’océan, et l’œil torve des ancêtres…
En ces temps-là, nous vivions d’un côté dans un environnement intérieur sans beaucoup de potentiel, où tout balbutiement à l’air libre était sacrilège. De l’autre, un sacré envol nous faisait gigoter de passion pour les livres. Lire était notre drogue. Une envoûtante accoutumance . Une chimie de l’esprit venue des quatre coins de l’horizon. Nous dévorions tous les livres qui nous tombaient sous la main. Nous lisions, discutions, parlions à l’infini à l’abri des vieilles ornières, des injonctions, des mises en garde, et du délire autoritaire de ces années là.
– Avions nous notre mot à dire sous l’éclat du soleil, dans un monde qui engageait la vie avec le front à terre!
La jeunesse… notre jeunesse, assoiffée de connaissance et encore innocente nous rendait réfractaires.
Pauvres , nous nous sentions riches d’idéal, de doute, de songe, de questions et de frémissantes chimères.
On n’y voit pas toujours clair en soi, à l’âge des effusions premières.
Pour le dire en termes d’époque, ces années-là étaient de plomb. Pourtant, des événements doués de tout le pouvoir possible n’avaient pas autant que nous le croyons celui de nous réduire au silence. On se cherchait comme on pouvait . On s’initiait à l’apprentissage par raccroc au gré du hasard et des rencontres.
Belaïd qui fréquentait déjà la bibliothèque d’un centre culturel, savait composer avec les mœurs d’un environnement insidieusement abêtissant.
Le Groupement Culturel était un espace plaisant et lumineux, bien situé dans l’ancien immeuble du Consulat de France face à la mer. Ciné-club, conférences, rencontres, faisaient de ce lieu le centre nerveux d’une agora au parfum «universel», et quelque peu intensément doukkali.
Belaïd , brillant, subtil, ondoyait d’une prodigieuse vitalité. En jeune marocain à «toute épreuve», arraché très jeune à son village du Haut-Atlas natal; il avait cette vertu physique d’ébranler la torpeur des jeunes gens de son entourage, et de rester vigilant devant l’arbitraire des mauvais temps. C’est par lui que j’ai entendu parler du sinologue Joseph NEEDHAM, de l’essai retentissant de Mohammed ARKOUN sur l’Éthique d’Ibn MISKAWAYH, des recherches circonstanciées sur le Maroc rural du sociologue marocain Paul PASCON, de la mutation organique dans l’expérience d’Antonio GRAMSCI, de la double critique pour déconstruire l’ethnologie coloniale chez Abdelkebir KHATIBI, de la dialectique de HEGEL malmenée par l’historien Abdallah LAROUI. Mieux que personne, Belaïd BOUIMID excellait dans le questionnement permanent, et parvenait – non sans humour noir parfois-, à transmettre tout compte fait, un vivifiant goût pour les affaires de l’esprit.
Sa culture politique était bien aiguisée par ce qu’on disait être la réalité d’un Maroc en devenir. Tout l’affectait, et tout l’ intéressait . A l’écoute, les yeux ouverts au-delà de sa
seule culture et toujours plus libre qu’on ne le croit.
A le fréquenter, mes ardeurs de jeunesse se trouvaient relativisées. Mes lectures étaient surtout littéraires. Naviguant entre Orient et Occident je ne voyais point de salut sans la poésie. Depuis les rimes des poètes arabes païens, jusqu’aux voies directes de certains voleurs de feu des tribus du Nord, et encore toujours jusqu’à la vie qui se vit en un sens
tout autre dans le verbe des poètes marocains. Désorientation étincelante dans les fulgurances de Mohammed Khaïr – Eddine , les nuits inventives de Mostapha Nissaboury, l’odyssée intérieure de Zaghloul Morsy.
Pour Belaïd, tous les champs du savoir nous apprennent à vivre. Littérature, philosophie, sociologie, art, cinéma, musique, culture populaire, sport, caricature…l’éventail est sans fin… A l’université Mohammed V de Rabat sa vocation était héroïque. Au milieu de ces années là, personne n’aura aussi bien cherché le savoir en dehors de la connaissance
institutionnelle que Belaïd.
Mal vu par les autorités à El- Jadida, Belaïd devait se plier à l’obligation de ne pas quitter la ville. Orage à l’horizon. Une époque était en train de se clore. Le Groupement Culturel n’est plus culturel. La culture a disparu. Un esprit dédaigneux des graves problèmes qui agitent le monde croit que la culture n’est pas d’une importance capitale. Les illettrés du pouvoir ne voyaient pas d’autre possibilité d’affirmer leur puissance, que de transformer le local en un arrondissement de police. Le Makhzen avait son programme. Ses chemins étaient balisés. D’un côté l’ordre, de l’autre les muscles de l’ordre. Malheur à la vie…
Avant d’être une mégapole pétrifiant monstrueusement l’espace par le béton et l’expansion chaotique de la modernité, l’El-Jadida de ces années d’enfance avait l’âme cosmopolite et la mémoire régentée par la houle de l’océan. Juifs, musulmans, étrangers de diverses nationalités vivaient paisiblement sans trop contracter le mal communautaire exclusif. Il ne s’agit pas ici de magnifier le passé, mais la vie était plus forte que l’appel des vieux démons.
Ce n’est d’ailleurs pas étonnant, que ce soit un intellectuel natif d’El-Jadida, Abdelkebir KHATIBI qui ait su montrer dans une éblouissante leçon de tolérance comment «aimer son pays de manière critique». Ses recherches donnent à penser un Maroc pluriel pour une identité marocaine au pluriel.
– Qu’est ce qui s’être verrouillé pour que l’ignorance s’affiche comme un titre d’esprit! «La médiocrité pousse au crime» dit un dicton ancien. Tout prouve à présent que
détruire l’accès à une culture marocaine ouverte sur le monde, en laissant une religiosité oppressante venue d’orient se répandre, donne consistance à une dangereuse et redoutable régression.
Aujourd’hui j’aime à penser que Belaïd a raison. Il faut veiller à mériter sa passion, et sans cesse voir là où il ne faut pas voir, cheminer là où il ne faut pas cheminer, oser l’aventure là où il ne faut pas oser, car plus que de chair et de sang, nous sommes faits d’imaginaire.
Abdelfattah Makoudi